Les kourbandjii, groupe stigmate ?

Ainsi, les modes d’investissement religieux ne sont pas tous porteurs de la même légitimité sociale, et les distinctions entre ces investissements peuvent recouper des distinctions sociales : alors que le kourbandjija relève de la pratique « populaire » et de tâches matérielles assimilées à des savoirs paysans, la participation au nastoïatelstvo demande des compétences de gestion et une représentativité sociale que l’on prête davantage aux professions dites intellectuelles (à l’exemple de mon interlocutrice de Bansko, institutrice retraitée) ; d’autres activités enfin, telles que la participation à un chœur d’église, sont valorisées pour les talents spécifiques et la sensibilité religieuse qu’elles demandent. L’un des aspects qui semble émerger de l’analyse du « monde social » des kourbandjii est que le type d’investissement religieux renvoie à une catégorisation sociale, voire un type de population, dont les contours se laissent davantage saisir par contraste qu’en plein : en ce sens, le terme kourbandjii est une construction autant qu’une autodésignation.

Tel que nous avons décrit le rituel et ses pratiquants, les kourbandjii, en regard du nastoïatelstvo, le kourban serait-il un investissement religieux socialement configuré, plutôt en milieu rural, et plutôt le fait de personnes qui ne peuvent s’impliquer que pratiquement, par leur travail, dans le religieux, et non en fonction d’un statut social, économique ou politique valorisant ? Aurait-on affaire à un rituel « modeste », sinon « du pauvre » ? On n’ira pas trop loin dans ce sens, afin de ne pas résoudre la configuration sociale du rituel à des déterminants socio-économiques, ou de retomber dans les ornières d’une qualification de la religion « populaire » comme seul mode d’accès des populations dominées au religieux. Le tableau est plus complexe qu’une lutte des classes par investissement religieux interposé : le kourban ne se résume pas à ses acteurs pratiques et aux catégories culturelles dont on les affublerait, mais il articule des rapports sociaux.

Si le kourban n’est pas l’œuvre de laissés-pour-compte ou de marginaux, il témoigne en revanche de compétences socialement identifiées et situées et à ce titre socialement qualifiées et parfois stigmatisées : les donateurs sont généralement distincts des kourbandjii, les uns « sponsorisent » et les autres réalisent. C’est dans le regard mutuel de différents genres d’acteurs du religieux, du rituel ou du votif, que résident les stigmatisations éventuelles, comprises ici comme le fait de qualifier culturellement et socialement tel rituel comme l’expression de telle catégorie de population, avec ses attributs postulés ; ce n’est pas intrinsèquement dans ces « catégories » sociales par ailleurs floues que seraient contenues telles compétences et appétences rituelles.

Ainsi, lorsqu’un kourbandjija avoue qu’il « aime bien le kourban mais pas le pope » et inversement lorsqu’un prêtre note que « le kourban permet la participation de tous », s’articulent des positions socioreligieuses différentielles. Lorsque l’on insiste sur la participation d’un sponsor (mécène, bienfaiteur) à la restauration d’une chapelle, on signale une position socioéconomique particulière, qui se traduit par un mode de participation lui-même spécifique, tel businessman rappelant localement par sa participation financière à la vie paroissiale sa réussite personnelle. Le mode de participation n’est socialement pas neutre : ainsi de ce kourban « validé » par le prêtre, « financé » par le médecin et « réalisé » par le villageois (Bochew, 2002b : 78). Si chacun réalise la tradition et agit le religieux à sa manière et à sa place, on comprend par ailleurs que ce n’est pas au médecin ni au prêtre d’égorger le kourban.

Si l’on ne doit pas en tirer des stratifications sociales rigides, il n’en existe donc pas moins différents régimes de participation au religieux, qui font appel à des compétences, des statuts sociaux et des sentiments de soi variés. Le patronage en est un : depuis les tchorbadjii (propriétaires terriens, notables) jusqu’aux sponsori en passant par les corporations (esnafi), le système religieux local fonctionne en partie grâce à des liens de patronage financier, social, voire politique (y compris par le biais des parrainages financiers entre communauté locale d’origine et ressortissant installé dans une grande ville ou à l’étranger).

Autant qu’à des dons en nature et à un investissement en travail collectif, le kourban fait appel à des dons en argent, à l’instar d’autres domaines de la vie religieuse locale conçus comme socialement valorisants : restauration d’icônes, construction de chapelles, etc. Le kourban consiste en un investissement collectif, par la participation au sein d’un groupe dans lequel les hiérarchies ne sont pas a priori structurantes, dans lequel l’autorité est davantage celle de la compétence technique que du statut social. Le patronage quant à lui met au devant de la scène un individu, un groupe ou une famille qui se distinguent par un apport spécifique et affirment ainsi une distinction sociale, économique ou politique.

La perception dépréciative des kourbandjii villageois transparaît dans l’article d’un juriste grec, qui décrit pour une revue de droit canonique les kourbania et les kourbantzidès, posant la question d’un ancrage juridico-religieux du rituel (Markou, 1975). Il s’attache à relater les kourbania effectués dans la région de Kilkis (Macédoine grecque) par les populations de réfugiés de Roumélie orientale, notamment à la saint-Georges et pour la pluie, et lors desquels les hommes offrent les kourbania, et les femmes les pains de blé fermenté (p.33). Le rituel (ici associé à une occasion précise : la sécheresse) réunit seulement les habitants et se déroule en dehors des frontières du village ou à la chapelle de Saint Georges, ouverte seulement pour les kourbania.

Chaque mahala avait auparavant ses animaux et s’occupait de son kourbani. La liturgie et le kourbani se déroulaient en parallèle : « dès que le prêtre a commencé la Divine Liturgie dans le temple, les villageois se préparent pour le “sacrifice” » (p.34) et les différentes opérations de cuisine ; une fois le kourbani prêt, et après le passage à l’aghiasmo (source sacrée), on redescendait puis « les hommes restaient sur les lieux, pour manger ensemble en “voisins” (mahaladès), les femmes retournant à la maison en emportant des petites portions du “sacrifice” (thusia) » tandis que le prêtre mangeait avec les « officiels » (p.35).

Le kourban apparaît comme une pratique villageoise parallèle à la liturgie, et en conjugant ethnographie et droit l’auteur s’interroge sur son bien-fondé. Pour Markou, les kourbantsidès sont l’ensemble des participants au kourbani, tous ceux qui prennent part au kourbani quel que soit leur rôle, donc potentiellement tous les villageois : dans sa description, la spécificité du rituel se confond avec une sorte d’exotisme et d’anachronisme villageois. Il cite des témoignages de ces coutumes populaires à l’époque byzantine, notamment des documents du XIIème siècle mentionnant des pratiques sacrificielles pour des actions de grâce (vœux, promesses) et lors des fêtes patronales locales ou à Pâques, des pratiques attestées dès les premiers temps du christianisme.

Traditionnellement associées au culte chrétien dans de nombreuses régions de Grèce et de Bulgarie, elles n’ont jamais cessé d’exister, ainsi qu’en témoigne un nommé Théophilos Kabanias (1715-1795) qui les juge « barbares » et décrie ces « chrétiens stupides, qui égorgent les kourbania en guise de promesse et avec empressement, rôtissant, mangeant, chantant, dansant, tirant au fusil, et des milliers d’autres choses licencieuses » (p.39) 246 . La festivité commensale et sacrificielle appelle en somme deux types de jugements opposés mais complémentaires : l’un qui voit dans la tradition une base culturelle, voire civilisationnelle, commune à différents peuples des Balkans, ou renvoyant à une origine antique ; l’autre qui disqualifie des pratiques irrationnelles, superstitieuses, contraires aux normes. Ces deux approches culturalisent le rituel, en l’identifiant à un « groupe », une culture, comme si l’un traduisait l’essence (ou l’âme) de l’autre. Autour de ces descriptions et de ces qualifications, un dispositif objectivant se met en place, comme le montrent les différents types de discours portés sur le kourban en particulier et la ritualité commensale dans les Balkans en général.

Notes
246.

Le même Kabanias est régulièrement cité par Romaios, 1949.