4) Une caractérisation du « monde local »

Un rituel « villageois » ?

Le kourban prend place dans une ritualité qui l’englobe : il constitue un élément récurrent du « faire rituel », un épisode sacrificiel et communiel, mais aussi festif. Plus largement, le kourban est l’un des ressorts de la religiosité locale, qui témoigne d’un « monde local » sur lequel un travail s’opère par le biais du rituel : le rituel est fortement identifié et associé à son environnement, que par son biais on réactualise en quelque sorte. Supposant d’égorger des animaux, de se livrer à des opérations de boucherie, nécessitant des installations, des ustensiles, toute une logistique, le kourban est associé à une certaine catégorie de population : ruraux, bergers ou paysans, qui ont l’habitude des animaux, de leur élevage et de leur mise à mort. « N’est pas kourbandjia qui veut » (ne vseki moje) : une telle phrase revient souvent dans la bouche des « kourbanistes », ce qui suggère, par contraste, que l’on est conscient de l’image rurale du rituel, du « travail du monde » spécifique qu’il suggère.

Les qualités associées au kourban sont élaborées en mode relationnel. Associé au milieu villageois et à une sorte de proximité à la nature, le kourban participe également d’une revendication de simplicité morale : à une nourriture saine, simple, complète correspond une self-presentation basée sur la cordialité, l’hospitalité, l’absence d’artifices dans les relations humaines, ce que traduisent des phrases récurrentes telles que « on fait ça avec le cœur », « il n’y a pas meilleur repas », « cela rassemble les gens ». La dimension rurale inclut des villes petites ou moyennes dans lesquelles se superposent des caractéristiques « urbaines » et « villageoises » : on y trouve des troupeaux, des bergeries, de fortes populations venues des villages voisins, etc. On y trouve aussi, dans les cours des églises, des installations qui permettent de réaliser ce genre de rituel : chaudrons, bois, esses pour suspendre les animaux égorgés, tables, chaises, etc.

Il y a donc des conditions pratiques qui rendent le rituel possible, que l’on retrouve difficilement dans les grandes villes voire dans le centre des villes moyennes, et dans la plupart des édifices religieux en ville ; ces conditions posent des questions comparables à l’Ayd-al-kabîr en France, interrogeant la place d’un « sacrifice musulman en milieu urbain » (Brisebarre, 1995, 1998). Les liens sociaux particuliers révélés et construits à l’occasion du kourban étant souvent perçus comme typiques du monde rural, il n’est pas rare que le rituel soit considéré comme arriéré, archaïque, notamment par les citadins : d’un côté, il n’est pas « canonique » et porte un parfum païen, de l’autre il est identifié à un mode de vie rural voire pastoral. Le kourban est aussi perçu comme un rite archaïque, par rapport à des spiritualités plus « mobiles », urbaines, modernes : un phénomène rituel comme le kourban, reposant sur un « espace-temps » précis, localisant, temporisant, circonscrivant le religieux dans un faire et un vivre référés à la tradition, contraste avec ce que l’on entend généralement par « recomposition du religieux » (Hervieu-Léger, 1993 ; Bastian, Champion, Rousselet, 2001 ; Sciences humaines, 2003).

Au rituel correspond un espace : dans les villages, le kourban est généralement organisé au centre, là où se trouve l’église, avec sa cour dans laquelle est gardé tout au long de l’année le matériel nécessaire à l’organisation d’un kourban (chaudrons, esses, tables, bois, ustensiles). De même, souvent isolés dans la nature, éloignés des espaces habités et insérés dans une topologie sacrale, les monastères et les chapelles sont des lieux propices à l’organisation de kourbani. L’espace du kourban renvoie à la structure de l’espace villageois ou du mahala, quartier traditionnel, qui contrastent fortement avec l’espace urbain comme organisation en espaces hiérarchisés aux fonctions définies.

Si le premier pense étroitement l’interaction entre espaces (domestique, de production, de consommation), l’espace urbain dissocie les lieux d’habitation, de travail, de service, d’approvisionnement, etc. La forme d’habitat, maison villageoise ou bloc d’habitation, est l’illustration de cette différence d’organisation et d’usage de l’espace, qui dans certaines petites villes, fait l’objet de ruptures architecturales explicites 247 . Plus largement, un jeu entre les « statuts » de la ruralité et de l’urbanité se fait jour : « être citadin dans un pays en voie de modernisation n’implique certainement pas un mode de vie radicalement opposé à celui du village » (Ditchev, 2000 : 91).

Parmi mes interlocuteurs vivant en bloc ou en immeuble, à Asénovgrad, Samokov et surtout à Plovdiv, beaucoup possèdent encore, via leurs parents ou grands-parents une maison au village (« na seloto »), considérée à la fois comme lieu d’approvisionnement, de villégiature, de rupture avec le mode de vie urbain, enfin de retrouvailles familiales ou avec les amis restés au village. La fonction du village, et de la maison de famille au village, s’avère importante : le monde rural, qui peut être appréhendé comme l’emboîtement du monde domestique et du monde local, est un lieu d’échange (Chevalier, 2000 ; Kaneff, 1998), de bricolage, d’autoproduction et d’autoconsommation, de lien social enfin.

Dans des villes qui conjuguent des caractéristiques urbaines et rurales, le « rural » peut être envisagé comme ce qui fait l’objet d’une éviction hors des espaces centraux : c’est le cas du monde animal, de l’élevage mais aussi, à propos du kourban, de la mort animale et du sang. La présence de troupeaux dans un « complexe d’habitation » (jilichten komplex) est le signe de la « périphérisation » d’activités qui seraient centrales dans le village : par leur forme et leur proximité aux espaces naturels, ces complexes deviennent des espaces hybrides, à la fois urbains et ruraux.

Ainsi, les rapports du kourban et du monde rural sont à la fois denses et lâches : il reste associé à un contexte de relations étroites entre les hommes et les animaux, d’interconnaissance forte entre habitants soucieux de marquer une identité rituelle collective, et plus largement à l’existence d’un rythme rituel et festif dans lequel l’ensemble d’une communauté villageoise se sent inscrit. Mais on ne peut s’en tenir à résoudre le kourban dans un « rural » qui par de nombreux aspects se dérobe à l’observation et à l’analyse. Ainsi que le montrent les « retours au village » dont il est l’occasion, le kourban constitue davantage un événement villageois, un temps de resserrement des liens autour des lieux et des pratiques, qu’il ne traduit une identité spécifiquement rurale. Il suggère par contraste la communauté rurale imaginée (en reprenant Anderson, 1983), en la recentrant alors qu’elle est fortement soumise à mobilité et modification, au morcellement des parcours individuels et familiaux, aux ruptures générationnelles et sociales.

Même si, dans le mode de vie villageois moderne, la possession d’animaux d’élevage ou de basse-cour reste courante, de même que la plupart des villageois produisent une partie importante de ce qu’ils consomment, l’économie domestique rurale est moins un mode de vie et un « monde du travail » en tant que tels, qu’une activité d’appoint et de complément. Les réseaux familiaux dispersés en ville ou à l’étranger jouent autant dans l’économie locale que le produit du monde rural proprement dit. En conséquence, le type de « monde du travail » auquel le kourban est associé est en partie fantasmé : il est lui-même une production rituelle et événementielle qui s’inscrit en décalage par rapport à la réalité quotidienne du « village », qui crée le décalage. Se posent des problèmes typiques de transmission et de préservation, voire de réinvention de la tradition : en disant qu’il faut faire le kourban pour maintenir la tradition, on vise autant une coutume religieuse qu’un type de socialité locale et une conception du monde rural qui implique entre autres les savoir-faire considérés.

Notes
247.

Ainsi de Smoljan (centre des Rhodopes), où un réseau de trois communes est redistribué autour d’un centre-ville massif et moderne composé de services et d’administrations (Ditchev, 2000 : 93).