La Bulgarie post-communiste des villages et des petites villes dans lesquels, à certaines périodes de l’année, le kourban est une coutume ordinaire et usuelle, ne se présente pas sous le visage unifié d’un monde clos soustrait au changement : « retour au village » ne veut pas dire « retour du village ». Dans des villages comme Govedartzi (Rila), Pokrovan (Rhodopes) ou Bâlgari (Strandja), loin d’un monde rural homogène et figé, on est au contact d’une réalité sociale marquée par le changement, la déprise et la désertification, l’incertitude économique et morale. Il semble hasardeux de résoudre le monde rural bulgare contemporain à une opposition pure et simple entre ancien et nouveau régime, qui postulerait un découpage chronologique linéaire « avant », « pendant » et « après » le socialisme.
Après-guerre, le monde rural s’est trouvé au cœur d’une dialectique entre les représentations traditionnelles et les conceptions modernistes, « entre le changement et la tradition » (Dobreva, Ganeva-Raïtcheva, Roth, 1997) ; il a connu la marche plus ou moins forcée d’un projet politique « révolutionnaire », avant de vivre, avec la fin de l’Etat socialiste, le morcellement, l’atomisation de ses structures. Car tout en subissant des bouleversements majeurs, une structure villageoise avait été en partie maintenue et rationalisée par le système coopératif (et ses tractoristes, coopérateurs, bouviers, bergers, bouchers, abatteurs…) : « de maintes façons, le programme socialiste a perpétué l’importance de l’agriculture » (Creed, 1995 : 850) 248 . Après 1989, contrairement à ce que laissent penser les mesures de restauration de la propriété privée, la « transition » n’a pas constitué un retour à ce qui serait un état « pré-socialiste », mais un effondrement des équilibres généralement informels qui s’étaient mis en place entre logiques administratives globales et initiatives privées locales 249 .
La décollectivisation des activités agricoles amorcée dès 1989-1990, les projets de restitution des terres à leurs anciens propriétaires (Creed, 1993 ; Swain ; Billaut, 1996), n’ont pas abouti à recomposer le « village », mais à le décomposer de nouveau. Au bouleversement socialiste du monde rural (exode rural et promotion de la mobilité sociale, centralisation des politiques de production et de commercialisation, fonctionnarisation des métiers agricoles) succèdent les incertitudes de la « transition » (morcellement des terres et du cheptel, bradage ou vétusté de l’outil de production, disparition des réseaux commerciaux étatiques). Malgré l’apparition de fermes privées et d’un « agrobusiness » embryonnaire, les écarts se creusent globalement au sein d’une population appauvrie, vieillissante 250 , isolée, dont les structures collectives sont vétustes voire désaffectées, et où une économie de subsistance, notamment basée sur l’entraide famiale, a refait surface ces dernières années 251 .
Cette décollectivisation « libérale » se présentant comme le solde de la période communiste et de ses erreurs, contribue en fait davantage à destructurer le monde rural que la collectivisation socialiste, qui prenait par ailleurs appui sur une tradition coopérative 252 . Avec la liquidation d’un système agricole unifié et la déprise agricole, ensuite avec le probable regroupement à terme en exploitations privées employant peu de personnel, le « village » subit un nouveau cycle de changements. Loin de corriger les mutations brutales du village socialiste, le village « post-socialiste » les accentue, rendant encore plus criant le besoin de recourir à toutes les ressources conjuguées de tous les parcours sociaux des membres d’une famille, d’un réseau relationnel, voire d’une communauté. Ainsi, une famille installée dans une ville moyenne devra souvent mobiliser les ressources cumulées des grands-parents restés au village, d’un ou deux enfant partis à l’étranger, d’un cousin ayant monté une affaire à Sofia, d’un beau-frère fonctionnaire et de multiples connaissances ou collègues participant eux-mêmes d’autres réseaux interpersonnels similaires 253 .
« In many ways the socialist program perpetuated agriculture’s significance ».
Dès les années 60, une part non négligeable de l’économie agricole est générée par la propriété privée, autorisée et contractualisée par l’Etat : « although the private household plot was seen as “bad” in the 1950s, by the 1960s it was encouraged as a means of supplementing family income, and by the 1970s it was actively encouraged to produce commercially » (Swain, non daté : 3).
« Selon le recensement de 1992, un tiers des actifs de l’agriculture avait dépassé la cinquantaine » (Billaut, 1996 : 134).
Pour une illustration de cette économie, des modes d’échange qu’elle suppose et des représentations qui lui sont associées, voir Kaneff (1998 : 532-539).
Elle-même à comprendre dans le contexte des mouvements agrariens et socialistes apparus dès la fin du XIXème siècle, dont les figures historiques sont Dimitâr Blagoev, fondateur en 1891 du parti social-démocrate bulgare, d’inspiration marxiste révolutionnaire, et Alexandâr Stamboliiski, chef de l’Union Agrarienne, au pouvoir d’octobre 1919 à juin 1923 (il sera assassiné le 14 juin).
Une organisation comparable, quoique moins formelle encore, à la « maisnie diffuse » en Roumanie, produite et parcourue par une population « trans-catégorielle » (Mihailescu, 2000).