Représentations croisées

Il convient donc d’examiner les interactions qui font jouer les représentations de soi et de l’autre comme « urbain » ou « rural ». Il n’est pas rare que des citadins pratiquent le kourban conformément à leur mode de vie et leur espace de vie : ils achètent l’animal et le confient à un spécialiste, refusant parfois de voir ce qui se passe entre l’animal « sur pattes » et la viande débitée ; on peut aussi se contenter d’acheter de la viande de boucherie que l’on fait ensuite bénir. Plusieurs modalités permettent d’accomplir le rituel en l’absence des conditions perçues comme optimales, qui sont celles du village : le rituel perdure en l’absence de son environnement habituel.

Le relatif défaut des cadres rituels collectifs du kourban en milieu urbain n’empêche pas sa pratique, qui passe alors par une adaptation à des modes d’approvisionnement, de consommation, mais aussi de consécration spécifiques. La spécialisation, la dissociation des opérations du rituel, la solution de continuité entre le vœu et sa réalisation, lorsque l’on achète de la viande de boucherie ou lorsqu’on appointe un boucher pour la mise à mort, interrogent la notion de sacrifice et son « intégrité sociale », tout comme, en contexte urbain européen, le sacrifice musulman se trouve morcelé et pose des questions sanitaires, juridiques, sociales spécifiques, étant « rituellement correct et politiquement incorrect » (Brisebarre, 1998 : 181-188).

Un kourban collectif dans un village participe d’une conception homogène de la ritualité locale : il est important qu’il soit accompli en commun dans son intégralité, la participation et l’implication signalant plus largement l’appartenance à la communauté villageoise, l’interdépendance et l’inter-reconnaissance de ses membres dans tous les secteurs de la vie sociale. Certaines conditions actuelles de la vie rurale jouent un rôle dans le maintien du rite : retour à une micro-propriété privée dans le domaine pastoral, repli relatif sur la communauté locale (le village ou la petite ville), redynamisation sociale autour des temps et des lieux de culte parce que la concurrence festive et célébrative est maigre...

Ce mode de vie villageois (selskiat natchin na jivot) est perçu comme un « milieu » social, une sorte d’adéquation de dispositions individuelles et collectives à ce « milieu », formant un ensemble de connaissances, de sensations, de comportements, de représentations. Il s’agit aussi d’une ressource, basée sur des échanges informels au quotidien : avec les difficultés économiques, mais aussi la désagrégation d’un système social unifiant au sein duquel l’éducation et le parcours professionnel supposaient une spécialisation et une séparation des compétences comme des activités, le cumul de plusieurs activités, voire une certaine forme de pluriactivité 254 , sont redevenus des traits distinctifs de la ruralité, et constituent des ressources spécifiques au milieu rural. Événement typique de la vie rurale, voire signe d’un « retour au village », le kourban peut faire l’objet de jugements ambivalents, entre exaltation de la tradition et stigmate d’arriération.

Notes
254.

La pluriactivité, comme ailleurs en Europe (par ex. Mayaud, 1988), était l’une des caractéristiques marquantes de la vie villageoise avant le socialisme. L’une des informatrices de Gabriele Wolf décline ainsi les différentes « professions » de ses parents avant la seconde guerre mondiale : son père était « commerçant, propriétaire de magasin, tavernier, boucher, agriculteur, tandis que sa mère s’occupait des tâches domestiques et agricoles » (Wolf, 1997 : 42).