II Tradition et transition

1) Contexte mouvant, vécus spécifiques

L’étude du kourban dans la Bulgarie contemporaine nous conduit à questionner les usages de la religion, de la ritualité et de la tradition dans le contexte d’un pays communément décrit comme en situation de « transition » (Baïtchinska, 1997). L’appartenance et le sentiment religieux, les multiples pratiques rituelles qui émaillent l’existence individuelle et collective s’insèrent dans des parcours complexes et variés de cette « transition », des vécus différents selon le sexe, l’âge, le rapport aux appartenances culturelles, sociales, confessionnelles, les parcours scolaires et professionnels. Le milieu social peut être conçu comme englobant à la fois le potentiel économique, le niveau d’éducation, le lieu d’habitation, le rapport au « projet de vie », qu’il s’agisse de la capacité à se projeter dans l’avenir ou de la volonté de rupture avec les conditions de la vie présente... Si « dans la dernière décennie, la religion se révèle comme l’une des formes du changement dans la société bulgare » (Eltchinova, 1999 : 6), c’est entre autres qu’elle participe d’une « modernité active » : « la libre profession de foi [izpoviadvane] se pense aussi comme manière de vivre les changements démocratiques qui s’accomplissent actuellement, et cela comme citoyen [grajdanin], “conformément au modèle européen du pluralisme” » (Bokova, 1998 : 13).

Expression de la tradition, la religion joue en période de transition un rôle phare car elle permet précisément de construire de la continuité : « la compréhension de la religion comme part de la tradition, comme élément de l’appartenance “lignagère” [rodovata] et culturelle de l’individu, peut éclairer la préservation dans le temps d’une sensibilité envers le religieux, et son activation dans la transition vers la démocratie de la société bulgare. (…) Dans la recherche d’une nouvelle identité (ou plus exactement d’un repère sûr dans leur identité changeante, se modifiant), les gens se sont retournés principalement vers les choses profondes, fondamentales, qui les unissent – la famille, le lignage, le folklore, la langue, l’art, la religion, et aussi l’appartenance ethnique et nationale » (Eltchinova, 1999 : 8-9). Il faut pourtant se garder de ne voir qu’un « retour aux sources » dans la réaffirmation de ces valeurs « profondes, fondamentales », car le paysage social dans lequel elle se déroule est largement inédit. Parler de « retour du religieux », dont le corollaire serait un « retour à la tradition », donne une idée partielle des multiples configurations et usages du religieux, comme s’il s’agissait seulement d’un retour en arrière.

Comme le montre la variété des comportements religieux, la tradition, et plus spécifiquement la ritualité, ne relèvent pas d’une vie monovalente et tout entière orientée ou réorientée vers des valeurs figées, uniques, intrinsèques, mais sont retravaillées comme matériaux vivants de continuité entre un ordre culturel à la fois intime et communautaire, conçu comme participant d’un « nous », et des situations quotidiennes changeantes, variées, relatives, sans lien nécessaire avec une supposée normativité traditionnelle, voire en rupture avec l’idée de fondement. Ces matériaux sont donc autant des éléments de « modernisation », de transition, d’évolution, de mouvement, que de « fixation ».

Les replis constatés sur des valeurs « fondamentales » ne suffisent pas à rendre raison du changement et de l’incertitude identitaire qu’il génèrerait : parmi les stratégies personnelles élaborées pour constituer des points de repère dans un monde changeant, certaines recourent à la « tradition », comme lieu de fixation des valeurs. De nombreuses autres constituent des mouvements de rupture, qui consistent par exemple à partir à l’étranger, à se lancer dans l’économie de marché ou à changer d’un coup son affiliation politique. Plus encore, ces différentes stratégies coexistent, s’imbriquent, se bricolent. Lorsque l’on examine les parcours sociaux et personnels des pratiquants du kourban, on se rend compte qu’il est absurde de raccorder leur conception de la ritualité à une identité continue et homogène qui prouverait une sorte de « fondamentalité » du rituel : on devine au contraire comment le recours au rituel crée sa propre cohérence, définit sa continuité même, comme un récit permanent qui évoquerait tout à la fois le passé, le présent et l’avenir, un acte narratif explicatif 255 .

Notes
255.

C’est dans le pouvoir performatif du rituel que réside sa capacité d’adaptation et de multisignification, de polysémie, et non pas dans une sorte de contenu positif qui le ferait exister en dehors de sa mise en acte : si l’on peut admettre d’une église qu’elle continue d’exister en dehors de ses « usages » (quels qu’ils soient d’ailleurs), un rituel « n’existe » que lorsqu’il se pratique.