La tradition revendiquée : le rituel fait mémoire

Dans le village de Petkovo (Rhodopes), l’idée de restaurer l’église saint-Jean Baptiste et les chapelles qui entourent le village émerge au début des années 80, au moment où des retraités issus du village mais ayant accompli leur parcours professionnel ailleurs, notamment en ville, reviennent s’installer à Petkovo : « ainsi se constitue un grand groupe de personnes parties du village à l’âge de 14-15 ans dans les années 40 et 50. Ils ont entamé leur processus de socialisation au village, où s’est dessinée l’orientation de leur futur itinéraire professionnel, puis par la suite, des conditions socio-économiques variables les ont conduits vers d’autres horizons. Les nouvelles conditions impliquent un autre rythme de travail au cours de l’année et le retour périodique à l’occasion de Petrovden évolue lui-même en pratique. La partition saisonnière de l’année et l’entrelacs des métiers se modifient brusquement. Une partie des savoir-faire disparaissent, les autres changent de forme (…). En même temps, des groupes de villageois commencent à se former dans les villes, dont l’installation aura une portée économique et sociale, de même que par la suite le nouveau développement territorial et économique des Rhodopes et de la Thrace. Pour toutes ces raisons, il est symptomatique que ce retour s’accomplit au moins une décennie avant l’année [1989] marquant des changements significatifs dans la société bulgare » (Krâstanova et Bokova, 11-12).

Le prétendu « retour du religieux », qui aurait suivi les changements politiques de 1989, est nuancé par cet exemple : une dynamique de restauration des cadres collectifs bouleversés par la modernisation rapide du pays, passant entre autres par la réactivation d’une mémoire rituelle commune ou la valorisation d’un patrimoine religieux local, existait avant les-dits changements. Le kourban occupe une place de choix dans cette mémoire retrouvée, non pas tant comme indice d’une « sacralité » que comme pratique locale de socialité, lors de laquelle on cuisine et mange ensemble. Il puise dans des modèles de socialité qui ont toujours été valorisés, sinon réactivés et réinvestis à des fins politiques (Petrov, 1997). C’est cette socialité qui permet en partie un réinvestissement religieux, lorsque l’on « retrouve », en même temps que la pratique du kourban, les lieux qui lui sont associés, et qui sont en général des sanctuaires marquant l’espace local, les occasions qui en justifient la pratique (fête patronale, fêtes saisonnières), et les actes rituels traditionnels qui le ponctuent (bénédiction des animaux et du repas, réunion dans la cour de l’église, prière et participation à l’office).

Le rituel peut aussi constituer un lien particulier au lieu de la tradition, comme c’est le cas pour les « réfugiés bulgares » (voulgaroprosphighès) d’Asénovgrad installés à Gouménissa, en Macédoine grecque suite aux échanges de population de 1924. Dans ce cas, il sert de refondation locale d’une communauté déracinée (Brouskou et Papageorgopoulou, 1992) : « le kourbani est organisé par l’association des réfugiés de Roumélie orientale “saint Trifon”, fondée en 1979, avec pour but principal de sauvegarder la coutume “comme nous l’avons reçue de nos ancêtres” [pappoudes]. La période de préparation dure quelques mois. Une collecte est organisée auprès des maisons des réfugiés et de tous les commerces de Gouménissa, par une commission principalement composée de membres de l’association, dans le but de réunir le nécessaire en argent pour le kourbani (achat du veau, du vin et des autres nécessités, paiement de l’orchestre). On placarde des affiches qui annoncent la fête et on prépare les décorations des rues qui mènent à la chapelle. Dans le cadre des relations publiques de l’association, on envoie des invitations et de brefs communiqués paraissent dans la presse, dans le but d’élargir le nombre des participants » (Papageorgopoulou et Brouskou, 1992 : 281).

Il est souvent difficile de savoir pourquoi tel village en particulier organise tel kourban pour tel saint. Ayant affaire à une tradition collective dont on n’atteste que rarement une origine précise, on se heurte souvent à des explications tautologiques telles que : « c’est parce qu’il y a un sanctuaire de saint Elie dans le village » ou « on célèbre le saint dont l’église porte le nom ». Demander « pourquoi ? » équivaut à induire une causalité stricte, incluant une origine, un enchaînement de causes et d’effets, là où la croyance finit par imposer une « raison suffisante », une justification qui tient donc dans son existence même : « nos ancêtres l’ont toujours fait », « c’est pour montrer que nous sommes croyants ».

Si autour du rituel s’élabore et s’agrège une mémoire plus ou moins longue, plus ou moins précise et imaginée, le rituel peut aussi constituer sa propre mémoire. Pour le kourban de saint Georges à Govedartzi, l’un des principaux organisateurs explique qu’à l’époque du joug ottoman, des pasteurs étaient allés faire paître les bovins appartenant au monastère de Rila puis constatèrent, à leur retour, que ce dernier avait été détruit. Sans demeure, ils ont migré vers un village pour demander l’aide des habitants, lesquels leur ont construit un monastère. Après y avoir habité 18 ans, ils ont regagné le monastère de Rila reconstruit. Cet épisode aurait conféré au village son nom (Govedartzi signifie les bouviers) et, saint Georges étant notamment le patron des pasteurs, un kourban lui aurait été dédié 256 .

A Raduil, le kourban dédié au voile de Marie est rapporté à l’époque des guerres balkaniques : on y relate la promesse effectuée par les soldats issus du village d’offrir chaque année un kourban en l’honneur de Marie protectrice. Plusieurs versions convergent autour de l’histoire suivante : lors d’une bataille (probablement Bulaïr, mentionnée sur le monument aux morts local), ces jeunes soldats se sont retrouvés encerclés dans la forêt par les troupes turques. Au cœur de cette situation tragique, un brouillard s’est levé, forçant les Turcs à battre en retraite et permettant aux soldats de sortir indemnes du piège : on estime que c’est le voile de Marie qui a recouvert les soldats en péril, et depuis, le village effectue, le 1er octobre, un kourban en l’honneur de Marie protectrice (pokrovitelnitza) 257 . Ce cas illustre la constitution d’un récit rituel au carrefour de l’histoire locale et de l’histoire globale.

Notes
256.

D’autres histoires relatent la découverte par les habitants d’une religieuse qui vivait dans la forêt, et aurait décidé, avec leur aide, de construire une chapelle à saint Georges, restaurée par la suite, et à laquelle l’actuel monastère aurait été adjoint en 1985. Entre temps, un moine de Rila, qui serait parti du monastère après la transformation partielle de celui-ci en musée, se serait installé dans les lieux et aurait beaucoup œuvré pour l’entretien de la première chapelle.

257.

Selon d’autres versions, les soldats auraient effectué la promesse d’un kourban avant de partir. On attribue parfois l’initiative de cette promesse au responsable militaire de ces soldats locaux. En tout état de cause, il y a bien un kourban collectif à Raduil le 1er octobre lié à la commémoration des morts au combat du village et de la mobilisation lors des hostilités contre les Turcs.