L’aptitude au changement

D’un point de vue fonctionnaliste, on pourrait supposer que le sens même d’un rituel comme le kourban, et donc sa pratique, soient amenés à disparaître ou se voir marginalisés à mesure que son environnement physique et social change. A l’époque communiste, sous la pression antireligieuse des autorités, du fait de l’imposition de nouvelles ritualités, de la mobilité des habitants, voire en l’absence d’une volonté locale forte de maintenir telle ou telle pratique, des pans entiers de la ritualité étaient rejetés dans la sphère privée, voire la clandestinité. Les difficultés rencontrées pour maintenir une ritualité religieuse au jour le jour étaient multiples : stratégies visant à forcer les gens à travailler le jour de la fête, diminution drastique du nombre des prêtres et des crédits alloués aux lieux de culte, sans compter les pressions exercées sur les fidèles (surveillance, présence des membres du parti voire de la police). Mais le kourban n’a jamais totalement disparu du champ des pratiques collectives et familiales, de même que le centre de gravité de la ritualité religieuse se déplaçait du côté de l’intimité et de certains rites en particulier (les rites funéraires étaient plus volontiers laissés à la religion, Vâltchinova, 2002a : 88).

Les formes multiples de réinvestissement de la ritualité locale et familiale remettent en cause les conceptions figées de la tradition comme témoignant d’un passé homogène, renvoyant à un monde intégré, cohérent, un « tout » culturel et social : la tradition est au contraire un présent, et une négociation du passé au présent. Elle se présente comme un modus operandi, scène de la répétition rituelle, et à ce titre jonction entre temporalités différentes, transmission sui generis. Aux yeux des kourbandjii, l’idée d’un éloignement inexorable des conditions de la tradition est certes très répandue, et perce derrière des phrases telles que : « on le fait car on a du bétail, si on n’en a plus, on ne le fera plus » ou « les jeunes ne s’y intéressent pas ». Mais elle est en général contrebalancée par une défense inconditionnelle de la tradition et l’affirmation d’un attachement profond à la pratique collective, « même si on n’a plus les moyens » : « le kourban, c’est obligatoire ».

La retraditionalisation du rituel traduit des aptitudes au changement : la « tradition » provient en partie de la capacité d’intégrer les bouleversements de la vie individuelle et collective dans une pratique maintenue. La mobilité dans le temps et dans l’espace contribue à la créer, lorsqu’il s’agit de « revenir au village » ou d’acheter un agneau alors que l’on travaille en ville. L’appropriation politique des pratiques de « religion populaire » et l’imposition brutale de nouvelles ritualités ont pour principal effet que « dans tous les cas, les gens réagissent au changement par des changements » (Pétrov, 1997 : 117), des changements qui sont d’ailleurs eux-mêmes susceptibles de faire tradition.

Ces caractéristiques dynamiques se manifestent dans de multiples initiatives collectives, lorsque la ritualité sert à réenchaîner des liens rompus par la mobilité (Bokova et Krâstanova) ou le changement (Bochew, 2002b). « Revenir au village », ce n’est pas seulement réinsérer dans le présent des formes de socialité passées ; c’est maintenir le village dans une socialité au long cours, une mémoire commune que l’on souhaite soustraire à l’histoire, une mémoire longue (Zonabend, 1980) à l’encontre des temps courts et erratiques du présent. De même qu’il sert à la transmission intergénérationnelle diachronique dans la famille, le kourban permet le maintien de liens générationnels synchroniques, entre personnes de la même génération 258 .

Notes
258.

Tant que l’unité de lieu et de temps du rituel continue à jouer un rôle dans des parcours éminemment diversifiés, tant que l’événement rituel demeure, le rituel conserve son efficace sociale : celle-ci sort peut-être même accrue de l’événementialité inédite que prend un rituel de plus en plus confronté au changement. Comme c’est le cas du Nestinarstvo : plus la quotidienneté du rituel disparaît, plus le rituel devient tradition, plus il provoque un contraste événementiel et social. On entre dans un registre de représentation festive et d’imaginaire rituel social, impliquant de plus en plus la participation de la « société environnante », en contraste avec la « communauté agissante » du rituel.