2) Ruptures et réenchaînements de la « chaîne sacrificielle »

Les changements qui affectent le rituel et les adaptations à ces changements, qui en entraînent d’autres, sont autant de ruptures et de réenchaînements de la « chaîne sacrificielle », conçue comme travail du monde local. Lorsqu’une famille habitant une grande ville ou des ex-villageois installés depuis longtemps loin de leur village décident un kourban, leur mode relationnel à l’animal et leur perception de la mise à mort ne sont pas identiques à la situation pastorale ou agricole dans laquelle les animaux offerts font partie du quotidien domestique, leur abattage s’inscrivant dans une économie d’ensemble. On n’a pas d’animaux à disposition, et il faut une transaction préalable qui consiste à acquérir l’animal qui sera ensuite offert. Le fait que la victime n’est plus un animal issu du troupeau personnel mais un achat, peut constituer l’une de ces ruptures du contexte rituel.

Sacrifier un de ses animaux ou acheter de la viande de boucherie pour la faire bénir ne revient pas au même : la viande de boucherie ordinaire contraste avec la chair sacrificielle du kourban, par le rapport de proximité symbolique avec l’animal vivant avant sa consommation. Pourtant le rite demeure alors que son contexte change, ou plutôt le rite change en même temps que son contexte. Ce qui peut apparaître comme une « chaîne brisée » se recompose sous d’autres formes ; ainsi, l’appropriation et la gestion de l’animal, souvent problématiques en contexte urbain (Brisebarre, 1995, 1998), prennent une importance accrue et deviennent l’un des actes rituels par lesquels on fait rupture avec le quotidien en général et avec les pratiques alimentaires habituelles en particulier.

Le kourban d’Ilinden à Zlokoutchené, dans la région de Samokov (observations faites le 6 août 1995) donne plusieurs exemples de ces ruptures dans le contexte rituel : alors que le kourban se prépare en général dans la cour de l’église, aménagée à cet effet, les douze chaudrons du kourban avaient été installés dans un pré à l’extérieur du village. Tout autour, des buvettes, des stands de vente, une estrade réservée à un groupe de musiciens : le kourban tenait ici de la fête foraine franchement profane. Les organisateurs laissent comprendre que rien n’a été béni : « le pope n’a pas voulu venir parce que l’on souhaitait faire un panaïr [foire]. De toutes façons, on ne l’aime pas trop ». Ils expliquent que les animaux ont été sacrifiés trois jours avant et mis au congélateur en attendant la date du repas : on a différé la date du kourban pour qu’il tombe un dimanche, plus propice au rassemblement des villageois.

S’adaptant à de nouvelles situations (accidents de voiture, nouveaux genre de projets, critères évolutifs de la santé) et à de nouvelles pratiques (congélation des animaux sacrifiés, déplacement des dates en fonction d’impératifs socioprofessionnels), le rituel fait l’objet de réévaluations constantes. Ces changements du rituel et les dérogations à la règle générale peuvent révéler des fractures dans la communauté pratiquante, des conflits d’interprétation du rituel, comme dans le cas cité. L’idée de « réenchaînement sacrificiel » vise à montrer les ressorts multiples de la dynamique du « faire-sacrifice », les différentes stratégies mises en œuvre pour faire ou refaire le kourban, y compris lorsqu’il se présente, non pas comme une tradition continuée, mais rénovée, redécouverte, réapprise.