Il y a des gens qui font un kourban personnel tout en percevant cet acte rituel comme en contradiction avec l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Le mode de vie, la formation, le milieu social, parfois la sensibilité semblent contester le recours à une pratique qu’ils assimilent eux-mêmes tantôt à un anachronisme, tantôt à une tradition qu’il est bon de préserver dans les villages, mais à laquelle ils se sentent étrangers. De telles ruptures expliquent la réticence de certains interlocuteurs à parler de « leur » kourban, ou encore les questions qu’ils admettent s’être posées avant de recourir à ce rituel, comme s’ils se pliaient à une pratique allogène, étrange, qu’ils comprennent mal, mais ont peu à peu appris à ressentir comme indispensable. La décision de faire un kourban est parfois prise quelques années après un accident ou une maladie, suite à des discussions avec des amis, ou à des démarches diverses qui aboutissent peu à peu à une formulation rituelle de ces malheurs. Dans les cas où elle s’impose à la suite d’une recherche de sens et d’aide, voire d’une forme de « travail sur soi », la pratique du kourban n’est pas exclusive d’autres recours, religieux ou autres (médicaux, psychologiques).
C’est le cas d’un couple de Samokov, dont l’homme travaillait dans une banque coopérative et la femme était ingénieur en bâtiment : suite à la maladie du mari – une opération à la hanche suivie de complications – ils ont décidé de promettre un agneau à saint Georges car la date de l’opération coïncidait avec la fête du saint. Au travers du kourban et de l’acte de foi qu’il suppose, Raïko explique avoir « redécouvert » la tradition et s’être en partie redécouvert lui-même dans la tradition : « quand on l’a fait, on s’est tout de suite senti mieux ». Ce couple est représentatif de l’ex-classe moyenne du système socialiste, formée de cadres ou d’ingénieurs ayant accédé à la dignité sociale par l’éducation et le travail et connu la mobilité sous différentes formes, des gens « modernes » en somme 259 , qui ont volontiers recours à un système rituel duquel ils se sentent en même temps proches et éloignés. Raïko et Katia évoquent avec une ferveur mêlée de tension cette redécouverte d’un soi rituel jusque-là imperçu et obscur : « on n’y croyait pas, cela peut sembler absurde, mais il y a quelque chose ». Ainsi, il n’est pas rare d’entendre, chez les citadins qui font le kourban, des expressions paradoxales telles que : « on n’aime pas cela [faire le kourban], mais on pense qu’il le faut », ou bien « peu à peu, on s’est dit qu’il faudrait peut-être un kourban, mais on a dû demander des conseils ». Il y a fracture entre ce que représente un acte de foi populaire tel que le kourban et un état d’esprit a priori peu enclin à la religiosité et rétif à cautionner une pratique sacrificielle.
Parfois, c’est au sein d’une même famille que les avis divergent sur le bien-fondé de la pratique rituelle : une amie de Plovdiv pour laquelle ses parents ont promis un kourban des suites d’une maladie, ne cache pas son aversion vis-à-vis d’une pratique qu’elle juge « barbare », comprenant mal que l’on puisse « penser que le sacrifice d’une vie va en sauver une autre ». Mais comme pour ses parents, « il faut le faire », elle se plie à leur volonté : sa mère est « très croyante », va régulièrement à l’église et suit le calendrier religieux ; son père est moins « démonstratif », mais assez sensible aux choses religieuses. Ce kourban a été décidé sur les conseils de baba Vanga, à laquelle ses parents étaient allés demander conseil : elle avait recommandé d’offrir un animal mâle le jour de l’Assomption. « Depuis, le 15 août, on achète juste l’animal (un agneau, un coq ou autre chose) et mon père l’apporte à un berger ou à des gens capables de l’égorger et de le préparer. Il n’y a nulle part où faire ce genre de choses en ville, et de toutes façons mon père n’en est pas capable. C’est pour cela qu’il fait appel à des personnes averties. Il le reprend prêt à cuisiner. Une fois farci et cuit, il est divisé en portions, que l’on va offrir aux voisins, amis, parents... à moins qu’ils ne viennent à la maison. La moitié est distribuée, l’autre est gardée, mangée entre nous et offerte aux invités ». Elle note toutefois que son kourban est de moins en moins l’occasion de réunion familiale.
A travers ces discours sur les bienfaits ou les méfaits de la tradition retrouvée, le kourban est un rituel qui questionne les gens sur leurs propres conceptions et convictions, qui les met en face de leur propre liberté de choix rituel et religieux. Si en milieu rural il s’insère dans une économie domestique et villageoise qui lui confère en partie son sens, pour ces classes urbaines revendiquant une forme de modernité, il devient d’autant plus objet spirituel que l’on n’en maîtrise pas la « fabrication ». C’est souvent de l’avis d’un tiers, d’un parent, voire d’un prêtre que provient l’idée de faire un kourban, en dernier recours, et tout reste alors à inventer : comment promettre, que promettre, où acheter l’animal, comment l’abattre, etc. ? La pratique du kourban constitue alors un nouveau type de compétence.
Beaucoup se demandent si ce rituel est chrétien, païen, musulman, comme le montre une discussion entre plusieurs jeunes femmes de Rakitovo : « le kourban est sûrement un rite païen. Peut-être que cela vient de l’Ancien Testament ? » ; l’une des interlocutrices, d’origine russe et mariée à un musulman, donne son avis : « en tout cas, pour moi, c’est très “bulgare” » ; une troisième explique alors qu’« en fait, les Pré-Bulgares (prabâlgarite) faisaient ce genre de sacrifices. Boris a christianisé le pays, mais le peuple est resté “hérétique” » (entretien réalisé le 21 août 2002). Ces hésitations ou plutôt ces marges d’interprétation suggèrent bien le contexte de redécouverte et de réinvention de la tradition et du religieux, et qui consiste à tenter de fixer le sens de pratiques largement flottantes. C’est notamment le cas des chrétiens, le rituel constituant pour les musulmans la forme traditionnelle de l’abattage et la bonne manière de tuer. Ainsi, il y a plusieurs manières de se représenter sa propre pratique « kourbanique » : comme une tradition jamais rompue, comme le retour à un monde local que l’on avait quitté, comme une redécouverte et une nouveauté.
Cet accès à la dignité sociale par l’éducation et la qualification était l’un des piliers structurels des régimes socialistes, l’une de leurs réalisations majeures et reste un motif de nostalgie rétrospective pour cette période : « la scolarisation de masse (...) est aussi le résultat de l’industrialisation, qui exige une main d’œuvre plus éduquée. (...) dans les pays les plus pauvres, ces mesures contribuent largement au soutien populaire du régime, qui a contrebalancé le mécontentement des classes sociales, frappées par les nationalisations et les confiscations » (Wolikow et Todorov, 2000 : 227).