Un kourban très personnel...

Le cas de Miufet Pachov, né en 1948, Turc marié à une Bulgare, illustre la multiplicité des usages du rituel, l’entrecroisement des pratiques, l’invention du rituel dans un contexte social mouvant et dynamique. Ce couple d’enseignants en biologie et mathématiques habite Samokov (dont Miufet est originaire), dans le quartier Dolna Mahala, au nord de la ville, en compagnie de la mère de Miufet. Une villa sobre, datant des années 60, une cour dans laquelle déambulent quelques chèvres (Miufet possède aussi une vache). Nous longeons un garage, montons un escalier et sommes conviés à nous installer au salon : nos hôtes nous proposent cafés et petits gâteaux et nous commençons à discuter sans cérémonie. Miufet, qui a appris (puis oublié, dit-il) le français, nous gratifie amicalement de quelques mots. Sa mère et son épouse suivent l’entretien de loin en loin, tout en vaquant à leurs tâches.

Au moment de l’entretien (11 mai 1996), Miufet et son épouse sont mariés depuis 23 ans. Ils reviennent sur ces années en donnant de nombreux détails sur le contexte de leur rencontre et de leur parcours de représentants d’une classe moyenne instruite, formés dans la Bulgarie socialiste des années 60-70 : un mariage mixte (smesen brak), uniquement civil, célébré à Plovdiv, où tous deux étaient étudiants, suivi de la naissance de jumeaux (le couple aura ensuite un troisième enfant), un premier poste dans un village des environs de Plovdiv et enfin la réinstallation à Samokov en 1975, après avoir été mutés dans le lycée de la ville. Un parcours normal de « progressistes » ou de « démocrates » s’étant rencontrés dans le cadre neutre de l’université : ces termes sont ceux qu’utilise Miufet pour marquer le peu d’importance qu’il accorde aux appartenances religieuses. Ce qui ne l’empêche pas de parler de la « discrimination » dont sont victimes les Turcs, selon lui, notamment au travers des changements de noms imposés par l’Etat en 1984-85 : « j’ai ressenti cette discrimination quand j’étais enfant, lorsque l’on disait par exemple “travail de turc” [turska rabota 260 ] ».

Miufet parle de l’origine de son kourban, dédié à saint Michel (Sveti Arhanguel), sans émotion particulière, d’autant plus qu’il n’en a appris les détails que par son père et sa mère, étant bébé au moment des faits. « Alors que j’étais âgé d’un peu moins d’un an, je suis tombé très malade. Mon père avait demandé à des spécialistes, des médecins juifs [sic], de venir me voir. Mais ils n’ont pas pu m’aider ». Une voisine, « une Bulgare » (i.e. une chrétienne) a alors rêvé qu’un vieillard à barbe blanche lui disait que « le fils d’Idriss est bien malade. Il faut faire un kourban à saint Michel ». La femme s’est rendue chez les parents de l’enfant pour les avertir de cette vision, et depuis la famille égorge chaque année une brebis à Arhanguelovden selon le calendrier chrétien. « Dès que mon père a fait ce kourban, je me suis rétabli très vite ». Plus de quarante ans après, la famille accomplit toujours ce kourban, devenu une tradition familiale, aux côtés du Baïram et des Pâques, puisque l’épouse de Miufet pratique les fêtes chrétiennes. « On donne aux amis, aux voisins, même aux gens que l’on ne connait pas, qu’ils mangent pour la santé [da iadat za zdravé]. Il y a des gens âgés, qui ne peuvent pas se déplacer, on leur porte le kourban. Il faut consommer le kourban avec un état d’esprit très ouvert ».

Ce kourban se déroule entièrement dans l’enceinte familiale, mais Miufet fait appel à un égorgeur expérimenté : « l’animal est égorgé dans le jardin, à un endroit défini, toujours sur la même pierre. L’homme [qui égorge] doit être pur, dans le sens honnête, respectable. Sa religion n’a pas d’importance ; il suffit qu’il soit intègre [tchesten] ». Ainsi, « l’homme qui faisait notre kourban était musulman, un Turc, mais après sa mort, un autre a commencé à participer à ce rituel, un chrétien ». Miufet précise que l’animal n’est pas mené à l’église pour être béni, ni sanctifié par la prière coranique. Le choix de l’offrande n’est lui-même pas déterminant, ou plutôt correspond à la situation du moment : « depuis quelques temps, j’ai des chèvres. L’année dernière, ma mère est allée voir un prêtre pour lui demander s’il était possible d’en offrir une en kourban ; il a répondu que oui, si l’on n’avait pas de brebis ». Les prescriptions suivies pour ce kourban sont donc largement issues de la pratique familiale, mais aussi de la conjoncture : de multiples adaptations viennent assouplir un mode opératoire spécifique, devenu habituel.

Ainsi, une sorte de pragmatisme est de mise, qui consiste à déplacer le centre de gravité du rituel : dans le cas du kourban, selon le cas dans lequel on se trouve et la représentation que l’on se fait du « rituellement correct », on mettra plutôt en avant le sacrifice, ou la charité, ou l’hospitalité, ou encore l’intention, etc. Miufet pourra simultanément affirmer qu’« il faut que le sang coule » et que « ce n’est pas tout le monde qui peut faire le kourban, il faut avoir les moyens : c’est pour cela qu’il nous arrive d’acheter de la viande, pourvu que ce soit du mouton pour le Baïram ». La cohérence du rituel ne réside pas dans un seul de ses éléments pris séparément, mais dans son économie générale, et entre autres une économie narrative qui lui confère son sens à la fois « ici et maintenant », et dans la continuité d’une histoire intime.

D’autre part, le rituel, ses contraintes et le type de croire que l’on y investit évoluent au fil du temps et des épisodes de la vie : « il y a quatre ans, nous avons fait le kourban, pour Arhanguelovden. Ma mère m’avait dit de ne pas travailler ce jour, mais j’y suis allé. Dès que je suis rentré à la maison, j’ai appris que mon fils cadet s’était cassé la jambe en jouant. Peut-être est-ce une coïncidence, mais depuis, le jour du kourban, je ne travaille jamais. Je n’avais pas respecté le rituel, j’ai été puni par l’intermédiaire de mon enfant. Nous aimons nos enfants plus que nous-mêmes, et c’est le châtiment le plus cruel ».

Il est révélateur que, dans cette famille peu attachée aux distinctions religieuses, où chacun admet la co-pratique des rites musulmans et chrétiens dans un quotidien largement laïcisé, le kourban « chrétien » n’est cependant pas accompli de la même manière que le kourban « musulman ». Pour le Baïram, c’est un mouton mâle qui est égorgé de préférence, et une partie de la chair est donnée crue aux voisins et aux pauvres (« des retraités, des chômeurs... »), l’autre consommée en famille ; par contre pour le kourban d’Arhanguelovden, on invite amis et parents à la maison et on mange ensemble, rien n’est donné. De même, on met un bandeau sur les yeux de la victime uniquement pour le Baïram. Enfin, Miufet explique qu’en islam le kourban ne connaît pas de variantes (« le kourban que font les musulmans à Samokov est le même que dans les autres pays musulmans »), à la différence des pratiques orthodoxes ou catholiques. Librement abordé dans le récit, le double ancrage religieux de cette famille n’est pas vécu en tant que tel au quotidien, mais il affleure ponctuellement, lors des célébrations chrétiennes et musulmanes emblématiques.

Il se manifeste alors par des stratégies rituelles variables : c’est la baba, dont le père s’occupait de la mosquée, qui récite la prière pour le Baïram ; mais elle se rend aussi à l’église pour la saint Michel, offrant des petites bouteilles d’huile pour l’icône du saint (« Ma mère consulte des femmes âgées chrétiennes, et bien qu’elle n’aille pas à l’église, elle porte une petite bouteille d’huile pour l’icône à Arhanguelovden, qu’elle donne à la gardienne de l’église. Elle met aussi des cierges. Moi, je n’y vais pas, je n’ai pas la foi ») ; elle donne à son fils l’argent nécessaire à l’achat de la brebis (« ma mère m’a dit “tant que je serai vivante, je donnerai” »), etc. ; l’épouse de Miufet teint les œufs à Pâques, ce que ne fait pas sa belle-mère, qui cuisine par contre les beignets donnés le jour du Baïram, en souvenir des morts (mevlid) ; la baba interdit à sa bru de cuisiner ces beignets « parce qu’elle est chrétienne », et lui demande de ne pas travailler le vendredi, point culminant de la semaine musulmane (« mais après la mort de ma mère, c’est ma femme qui accomplira ces rites ») ; Miufet précise que, si « pour le Kourban Baïram, l’alcool est strictement interdit, pour la saint Michel, on achète de l’alcool : bière, vin, rakija ».

Tous ces détails indiquent un cadrage rituel variable et souple, dans lequel une sorte de neutralité subsumée dans la laïcité est également possible : ainsi de leur mariage civil ; de même, les trois enfants ne sont ni baptisés, ni circoncis pour les garçons, et mangent du porc, mais pas à la maison (« moi, je n’en ai jamais mangé de ma vie. Ma mère tient beaucoup à la tradition »). Plus encore, les aspirations rituelles de chacun concourent à inventer, en fonction des circonstances, une tradition familialement négociée. Chacun s’investit et est investi de rôles rituels éventuellement amenés à changer dans l’espace comme dans le temps : les cadres confessionnels hérités et ressentis ne sont pas plus immuables que les statuts familiaux, les critères d’âge ou les réactions aux péripéties individuelles et familiales. Plusieurs composantes rituelles apparemment contradictoires sont aménagées dans un ensemble cohérent. Cet exemple résume bien ce que nous tentons d’analyser dans ce travail : la coprésence de multiples manières de se penser, mais aussi de penser soi et l’autre, en saisissant leur imbrication dans un fait rituel particulier, le kourban.

Notes
260.

Ce genre d’expression dévalorisante (que l’on trouve sous la même acception méprisante en France : « travail d’Arabe ») ne désigne pas seulement le travail mal fait, mais plus généralement « une affaire » ou « un problème » de Turcs, de Tsiganes (tsiganska rabota), de Bulgares (bâlgarska rabota). Elle participe éventuellement de l’autodérision un peu fataliste qui consiste à s’affubler de travers ataviques : un Bulgare dira lui-même bâlgarska rabota de ce qui lui semble typique des dysfonctionnements de son pays.