3) Rupture et continuité rituelle : le rite (comme) politique

Le quotidien socialiste comme aliénation chronique

Les récits de l’époque socialiste suggèrent les contrastes dans lesquels s’inscrit la vie rituelle, qui semblait tout à la fois sous contrôle et tolérée, dans la mesure où elle constitue un interstice social, une forme hybride et résiduelle. Tout comme il pensait s’assurer la maîtrise de la nature et des besoins humains par la planification dans tous les domaines, le pouvoir communiste entendait prescrire les formes de la vie en société, y compris les formes rituelles. L’un de ses ressorts idéologiques semble l’imposition de la conception d’un sujet social total, en principe un individu libre et autonome, mais aussi un citoyen représentant directement l’Etat et que l’Etat représente directement.

Comme projet politique unitaire basé sur la rhétorique de la nouveauté, de l’édification d’une société et d’un homme nouveaux, le communisme recelait une force d’adhésion censée dépasser les particularismes : « l’expansion communiste ne doit pas s’entendre de façon exclusivement géographique mais également en termes sociologique et culturel. En effet, la diffusion des idées communiste témoigne d’une expansion en direction de nouveaux champs de la vie sociale, par exemple l’enseignement et la culture, ainsi que vers de nouvelles catégories telles que les paysans ou les classes moyennes » (Wolikow et Todorov, 2000 : 220).

Selon cette conception du sujet, les caractéristiques culturelles de l’individu sont subordonnées à ses caractéristiques sociales : l’appartenance à une communauté (ethnique, religieuse, nationale) doit être secondaire par rapport à l’appartenance à une classe, comme le proclame l’article 1 de la nouvelle constitution du pays, en 1971 : « la République populaire de Bulgarie est un Etat socialiste des travailleurs des villes et campagnes avec la classe ouvrière en tête » (Spassov, 1971 : 19). Dans le cas des populations rurales, l’exode rural, la collectivisation, l’accès aux études, la mobilité sociale, l’urbanisation et l’industrialisation sont autant de facteurs de remplacement d’une structure sociale par une autre, mais aussi d’une conception du sujet par une autre.

Ainsi, dans la région de Trân, « les dernières zadrougas sont recensées dans les années cinquante ; dix ans plus tard, la moitié des villages sont en voie de disparition » (Vâltchinova, 2001 : 88). Dans les récits qui en sont faits, « le communisme » n’est pas un bloc homogène mais un vécu au quotidien sur lequel alternent les jugements positifs et négatifs : on en regrette certains aspects tels que la stabilité des prix, des salaires, des rythmes de la vie collective. En revanche, le constat le plus fréquent est celui d’une sorte d’aliénation chronique et d’une insupportable normativité : « c’est l’Etat qui décidait où on allait travailler », tandis que de multiples organisations collectives encadraient la vie sociale, à l’exemple des « brigades » au sein desquelles « les étudiants devaient travailler dans les champs pendant un mois, en été », comme se rappelle un quadragénaire de Samokov.

Par des dispositifs de contrôle social touchant tous les échelons d’une société administrative, ou par des instances censées régir la société civile par une intervention de proximité dans les affaires collectives, telles que le Front de la Patrie (Otetchestven Front 261 ), le pouvoir entendait influer sur les composantes intimes de la personne et de la famille, pesant sur les rapports à soi et aux autres et les biographies 262 . Dans le système soviétique, l’individu témoin de sa classe était directement en prise avec l’Etat, qui lui-même devait se refléter en chacun, « la position de classe attribuée officiellement à un individu [ayant] des implications pratiques importantes » (Fitzpatrick, 1990 : 73) 263  en matière d’accès aux études, au travail, aux biens de consommation.

Dans les discussions touchant au vécu du socialisme, on relève que l’un de ses effets, en prescrivant politiquement les normes du comportement social et en pesant sur tous leurs actes, y compris ceux qui leur semblaient les plus anodins, était en fait de conduire les gens à séparer nettement les affaires privées des affaires publiques, tout en masquant cette séparation par une illusion de transparence. La pression sociale qui s’exerçait sur l’individu et le groupe consistait à policer le quotidien, sans interdire formellement la plupart des actes en question, mais par un règne des apparences d’autant plus insidieux qu’il prend la forme, dure ou douce, d’une illusion partagée, d’un « grand décor » (Deyanova, 2001a).

Dans ce contexte, la religion était bien sûr considérée, dans des termes marxistes classiques, comme une idéologie contre-révolutionnaire : l’exemple des procès de prêtres uniates du début des années 50 atteste du contexte de lutte idéologique de la guerre froide, dans lequel des représentants de l’église catholique étaient clairement assimilés à des agents de l’occident capitaliste 264 . Mais si le régime et l’administration socialistes, qui se manifestaient comme une intrusion plus ou moins permanente dans la vie personnelle, concevaient nécessairement la religion comme une force concurrente, ce n’est probablement pas tant pour des raisons proprement idéologiques, que parce qu’elle s’avère apte à fournir des cadres à la conduite personnelle et à la vie intime.

Ainsi, il ne s’agissait pas tant de combattre la religion que de la soumettre et de donner à voir cette soumission : le remplacement d’une ritualité par une autre, le maintien d’un clergé acquis au pouvoir, la valorisation et la reconversion patrimoniale des monastères ou la désaffection des lieux de culte avaient pour but de modifier les perceptions individuelles et collectives du religieux, dans un sens idéologiquement convenable. La norme sociale impliquait de se séparer ouvertement de toute expression d’un attachement à la tradition religieuse, comme d’un corps mort, un anachronisme dont seuls certains vestiges étaient légitimement donnés à voir et servaient à asseoir la rhétorique du progrès moral et social. Hormis des périodes critiques, comme les procès uniates ou la bulgarisation des noms turcs, les particularismes ne semblaient pas tant gommés que manipulés, enserrés dans le cadre étroit du culturalisme ou du folklorisme (Vâltchinova, 2001).

Notes
261.

Le Front de la Patrie était le rassemblement des forces progressistes en lutte contre le fascisme durant la seconde guerre mondiale. En prenant le pouvoir, le parti communiste l’a maintenu et cantonné dans un rôle péripolitique ou parapolitique, sans véritable pouvoir. Il pouvait jouer un rôle d’animation mais aussi de contrôle de la vie locale, culturelle et sociale.

262.

On sait que les Partis Communistes étaient très sensibles à l’approche biographique, afin de souligner les changements effectifs de la personnalité selon l’évolution sociale : l’histoire personnelle était soumise au même régime dialectique que l’histoire générale et il fallait donc franchir des étapes significatives vers un socialisme « intérieur » (Fitzpatrick, 1990 ; Perrot, 1992 : 88-96).

263.

Fitzpatrick note, pour marquer le caractère artificiel de l’ingénierie sociale soviétique, que l’invention d’une classe par les bolchéviques culminait dans l’élimination de cette classe : « ainsi pouvait-on considérer la liquidation soviétique de la classe “koulak“ comme l’étape définitive, finale, de son invention » (p.78).

264.

La béatification de ces prêtres en 2002 par le Pape Jean-Paul II peut également être perçue comme un symbole de rejet du passé communiste et de réhabilitation de ses « martyrs ».