La restauration rituelle et les formes d’engagement collectif qui la matérialisent, par exemple chez les kourbandjii, sont l’indice d’une recommunalisation (plus que d’une communautarisation) et d’une réappropriation des usages festifs locaux. Le maintien de la ritualité est présenté comme une adaptation à l’imposition d’un régime rituel artificiel par une volonté politique centralisatrice qui se superposait elle-même aux manières de faire traditionnelles. Les pratiques rituelles que l’on entend continuer à pratiquer, par exemple le baptême ou la circoncision, ne relevaient pas d’un « cryptochristianisme » ou d’un « cryptoislam » prenant la forme de mouvements organisés, mais du maintien, à titre personnel ou familial, d’une continuité cérémonielle et festive à connotation religieuse, d’une forme d’intimité et de résistance individuelle pas forcément conscientisées.
La religiosité est évoquée comme un interstice dans le système, à l’instar du maintien d’une petite activité commerciale ou pastorale, voire de formes de débrouille ou d’arrangements, qui permettaient d’osciller entre adhésion et refus : « on allait quand même à l’église », « on a toujours continué à pratiquer le kourban », « on se cachait, mais on continuait à pratiquer ». De nombreuses pratiques tenues secrètes sont évoquées, notamment les mariages ou les baptêmes en catimini, dans des églises excentrées, où l’on a peu de chance d’être identifié par des « agents ». Diado Mitko, un retraité reconverti dans la vente de bibelots, habitant non loin de l’église sveta Nedelia du vieux Plovdiv, relate différents épisodes significatifs de cette vie religieuse intersticielle (entretien le 19 janvier 2000) : le baptême de ses enfants dans une église d’un autre quartier, la milice montée à cheval qui faisait le tour de l’église le jour de Pâques pour empêcher les gens d’entrer, les voitures de policiers en civil qui attendaient à la sortie de la messe, les visites discrètes des fidèles des villes et villages des environs de Plovdiv ou des autres quartiers de la ville, cherchant ainsi à se soustraire au risque d’être vu ou dénoncé... et enfin le retour à l’église des anciens cadres du parti, après la « révolution » de 1989.
Le maintien de certaines pratiques religieuses malgré les interdictions officielles s’inscrivait dans un vécu caractéristique de l’époque socialiste, où la pression sociale sur l’individu conduisait à des « stratégies de recherche d’une issue au travers d’un comportement duplice (dvulitchno) : les gens participent aux pratiques cérémonielles officielles, tout en accomplissant secrètement les rituels dénoncés par le pouvoir » (Petrov, 1997 : 114). L’adaptation au régime passe par une sorte de conception duelle de la personne, d’une part comme acteur sur une scène publique qui commande de souscrire à des obligations civiques (le fait d’être citoyen – grajdanin), d’autre part comme individu privé tentant de maintenir une sphère autonome soustraite au contrôle social, et comportant notamment des options religieuses ou rituelles conçues comme identitaires.
Dans les évocations qui en sont faites, le système totalitaire se caractérise non pas tant par sa violence ou sa morbidité que par une hypernormativité, tout devant y répondre à une règle à peu près unique : l’individu et l’Etat répondent l’un de l’autre. Une normativité, une conformité à des énoncés produits par une idéologie, pouvant devenir monstrueuse lorsqu’elle cherche à s’appliquer par tous les moyens. Mais il y a infiniment d’exemples de ces petites subversions ordinaires qui tout en témoignant de la duplicité du « système », ont aussi fait que ce système, vivable en somme, a perduré quasiment un demi-siècle et qu’on est loin de se le représenter uniquement comme un carcan, dans la mémoire individuelle et collective. Il y avait du « jeu » malgré tout, et une sorte de balance s’établissait entre pression collective et liberté privée 265 .
Cette mémoire « pacifiante », je l’ai ressentie lors de multiples discussions, et plus particulièrement avec un couple d’amis de Sliven, maintenant quinquagénaires, et qui accompagnaient souvent ces évocations de la « Bulgarie d’avant » de photographies d’époque. Toute une « jeunesse socialiste » s’offrait alors au regard : on se rappelle notamment des moments d’échappée, lorsque la pesanteur du système s’effaçait au profit de ses bons aspects : voyages dans « l’Union » (Sâyuz – l’Union Soviétique), vacances dans les complexes touristiques, jours chômés, fêtes de quartier, événements de la vie nationale, mais aussi sociali(sti)sation de la vie individuelle et familiale (mariage, baptême, départ à l’armée, départ à la retraite...), etc. Même les « brigades », qui étaient imposées aux élèves en été, deviennent des souvenirs positifs, en tout cas des témoins d’un monde cohérent, avec ses mauvais et ses bons côtés : d’un côté « tu te rends compte, être obligé de travailler pour rien, et de défiler, etc. », de l’autre « on voyageait, on s’amusait aussi... et puis c’était sain » 266 .
Le cas de la Bulgarie évoque une forme de coexistence entre religion populaire et socialisme d’Etat : « mises à part les périodes (relativement brèves) de persécutions antireligieuses ouvertes et violentes, le régime communiste bulgare fait évoluer la vie religieuse vers des expressions plus feutrées et discrètes » (Vâltchinova, 2001 : 86). Tout comme la sécularisation dans les sociétés occidentales coexiste avec le développement de nouvelles pratiques religieuses, l’athéisme d’Etat dans un pays socialiste s’accommodait d’une vie religieuse cependant déplacée vers des manifestations moins visibles : « les études ethnographiques sur les réalités de l’époque socialiste, tout comme certains éléments du boom religieux d’après 1989 suggèrent que la vie religieuse entre le milieu des années 40 et 1989 n’est pas réductible à la persécution, à la coercition ni au “vide religieux” » (Vâltchinova, 2002a : 81).
La même rhétorique qui consiste à légitimer le concept de religion populaire par des arguments empruntant à la lutte des classes (Isambert, 1982), est appliquée au sujet des cultes populaires, pour autant qu’ils sont porteurs, au moins potentiellement, d’une certaine dose d’anticléricalisme. Ainsi, la pression du régime sur la pratique religieuse s’exerçait lors des occasions rituelles emblématiques, telles que Pâques, Noël, ou le mariage en ce qui concerne le christianisme. En revanche certains épisodes rituels du cycle de vie étaient laissés à la religion, tels que les funérailles qui en voyant la personne sortir du monde représentent un moindre enjeu de socialisation (Vâltchinova, 2002a). Des expressions religieuses très localisées, où le religieux est dilué dans les dimensions sociales et culturelles de la ritualité ou dont la canonicité est sujette à caution, sont mieux tolérées dans la mesure où elles donnent prise à un usage idéologique anticlérical. La question de la canonicité a pu ainsi jouer un rôle politique lorsqu’il s’agissait de décrédibiliser les fondements de la religion : cette dernière devenait en somme politiquement correcte sous sa forme culturelle 267 .
On observe toute une gamme de processus affectant la vie rituelle et religieuse, de la manipulation politique (réemploi de genres rituels comme le kourban, paganisation de certains cultes devenant d’autant plus identitaires qu’ils attestent d’une origine populaire ancienne, voire exaltation de figures religieuses « pré-socialistes » 268 ) à la privatisation cultuelle. En 1986, sont publiées cinq brochures de directives concernant les « cérémonies et les fêtes socialistes », fruit du travail d’une commission nationale créée en 1978 (Roth, 1990 ; Cuisenier, 2001). Il s’agit de fournir un cadre rituel, validé par l’Etat, aux différents éléments de la vie individuelle et collective : baptême, mariage, funérailles… « La finalité de ce cérémonial est ouvertement proclamée : diminuer l’influence de la religion et conforter le sentiment patriotique. Les moyens sont eux aussi clairement indiqués : incorporer certains éléments des langages symboliques issus de la tradition populaire, répondre à la demande de formes cérémonielles propres à exprimer les sentiments et les émotions » (Cuisenier, 2001 : 452).
Bien qu’il ait connu de réels durcissements, le « socialisme triomphant » des années 70-80 est souvent perçu comme une sorte de scène sur laquelle il s’agissait de jouer le jeu. Sous la chape pesante de l’Etat total, il y avait malgré tout la place pour une croyance religieuse (Vâltchinova, 2002a).
Parmi les photos « d’avant », celles qui concernent les cérémonies officielles, remises de diplômes, départs à la retraire, participation à des manifestations, etc. sont peut-être le condensé le plus frappant de ces sentiments et souvenirs mêlés : car ce qu’elles mettent précisément en scène, c’est l’émotion codifiée, le sujet social, socialisé, « socialistisé ». Des photos qui retracent selon des règles quasiment immuables les événements rituels par lesquels se produit la cohérence du sujet, les mêmes étapes sociales scandant la vie de chacun.
Si l’église « n’a pas changé » (ce qui reste aussi à prouver), n’est-ce pas que le pouvoir a fait en sorte qu’elle ne change pas, lui assignant un rôle mortifère de maintien patrimonial d’un trait culturel (la religion) ? En faisant en sorte qu’elle ne change pas, en la figeant par tous les moyens, on l’a en fait profondément changée : fonctionnarisation définitive des prêtres, muséalisation, folklorisation… On pourrait donc dire que le recours au religieux marque, autant qu’un souhait de permanence, des changements rapides dans l’église et les structures religieuses : elles s’adaptent aussi aux conditions actuelles, recevant des fonds de businessmen, sanctifiant de « nouveaux » objets ou comportements, se commercialisant nettement, se rapprochant parfois de nouvelles formes de religiosité, etc.
Cyrille et Méthode, Clément d’Ohrid, le pope Bogomile ou Païssi Hilendarski sont par exemple hissés au rang de héros de la nation dans Figures du panthéon bulgare (1971).