Il y a plusieurs stratégies de cette rupture rituelle, orchestrée par les instances politiques : rebaptiser la fête, la déplacer dans le temps et l’espace, l’extraire de son espace habituel, en sélectionner des éléments qui sont réinjectés ailleurs pour produire un glissement d’une ritualité à l’autre. La réinvention d’un rituel est aussi « pragmatique » que guidée par « la volonté d’épurer le culte de son contenu ancien » (Dimitrijevic, 2004 : 57). La création de « rituels socialistes » était explicitement souhaitée par les instances politiques, qui recommandaient de s’appuyer sur des éléments pertinents de la vie sociale locale : « une décision du Politburo du BKP 269 en 1957 insistait sur la nécessité, à l’occasion des anniversaires de la fondation du TKZC 270 , de “créer des cérémonies populaires” » (Petrov, 1997 : 118). Dans le village de Raduil, la création d’un « jour du coopérateur » visait ainsi à substituer une pratique festive célébrant la collectivisation agricole aux rituels religieux dédiés aux saints patrons des éleveurs et des agriculteurs. Ce changement de nom assigne une nouvelle visée célébrative à la festivité rituelle : ce ne sont plus les saints, mais les hommes eux-mêmes, plus précisément la catégorie sociale de « coopérateur », qui sont mis à l’honneur.
Parmi les éléments rituels traditionnels, la commensalité est maintenue et érigée en valeur à la fois traditionnelle et « socialiste » : le kourban est rebaptisé en obchta trapeza (table commune). « L’élément rituel le plus important qui est conservé est le repas collectif en plein air. D’un même mouvement s’y maintiennent la socialité rituelle et les modèles gastronomiques. Les gens se regroupent comme auparavant [avant le communisme] par familles, et échangent la nourriture avec les autres groupes. Le menu – l’agneau roti – correspond au contenu rituel de la pratique. Dans la mesure où les agneaux sont bénis la veille, la nourriture est pratiquement sacrificielle » (p.114). Les rites commensaux sont souvent maintenus car « dans la culture populaire, la nourriture est créditée d’une haute valeur, en même temps comme produit et comme prétexte à interactions sociales. La table est un endroit qui offre la possibilité de rencontres et de contacts interpersonnels intenses. Les organisateurs du “Jour du coopérateur” étaient de toute évidence conscients que la commensalité est en mesure d’influer sur les motivations à participer, et de conduire les gens à se réunir. Le maintien de cet élément a pu rendre la pratique acceptable » (p.114).
Il est intéressant de noter que le mode alimentaire sert de trait distinctif pour séparer les pratiques selon leur caractère « traditionnel » ou « réinventé » : « à la fête des coopérateurs, la nourriture (du veau) était bouillie dans un chaudron commun, tandis que pour la nouvelle fête chaque famille apporte son agneau rôti comme auparavant pour l’Assomption » (p.120). Ilija, un habitant du même village, septuagénaire en 1996, indiquait que l’on avait institué, à l’époque communiste, une fête du travailleur agricole à la date de l’Assomption et non loin du sanctuaire de saint Georges, et critiquait la manière dont on se servait alors des lieux de culte à des fins politiques.
Les « kourbanisants » fervents font généralement remarquer que ces tentatives ont toujours échoué devant leur indéracinable foi, et évoquent ce que le maintien, sous une forme ou une autre, des « pratiques anciennes » recelait de résistance à l’ordre politique : ainsi du prêtre conduisant la procession au détriment des interdictions publiques (comme on le rappelle souvent à Raduil), ou de la population croyante continuant, dans la clandestinité, à célébrer les kourbani à la date appropriée, au nez et à la barbe du régime. Mais selon Ilija, on continue de nos jours, pour l’Assomption, à se rendre au sanctuaire de saint Georges, ce qui suggère que le changement de contexte n’implique pas systématiquement l’abandon de la pratique modifiée et le retour à une pratique « initiale », mais une normalisation du changement.
Du kourban à la obchta trapeza, l’investissement politique de la ritualité passe par un « volontarisme festif » : discours, manifestations et divertissements (démonstrations de danses traditionnelles), participation d’éminences politiques locales... Une « spectacularisation » du rituel sur fond de modification sociale du monde rural, puisqu’un des objectifs est de faire accepter par la population le passage de la propriété privée à la collectivisation, en recourant à certaines de ses propres catégories festives. On ne supprime pas en tant que telles les pratiques rituelles, on les « décharge » de leur contenu religieux pour les « recharger » de significations nouvelles. Cet exemple suggère une marge de manœuvre des pouvoirs locaux vis-à-vis des directives du pouvoir central, et une influence du « substrat » rituel local sur la nouvelle ritualité en construction : « observant les techniques culturelles que les gens inventent en réaction à la politique “d’en haut”, on ne peut ignorer le rôle de la culture populaire comme part active du discours public au travers duquel s’est articulée la politique “d’en bas” » (p.117).
Le rite n’est pas en tant que tel un facteur de continuité ou de changement, mais un opérateur politique par lequel s’établissent des rapports de force et des compromis, et sur lequel on influe directement : « dans tous les cas, les gens réagissent au changement par des changements ». Dans des contextes localisés où un choc frontal entre tenants et opposants à la ligne du pouvoir signifierait de facto un déchirement intime, dans chaque village, dans chaque quartier, voire dans chaque famille, les conflits politiques sont, à terme, transposés sur des « objets communs ». En manipulant ces objets, par exemple des rituels, qui offrent une marge de manœuvre entre la dimension votive et la dimension festive, on entend manipuler leurs pratiquants, en déterminant selon des critères politiques généraux ce que doit être leur pratique : « la fête des raduiltzi devient une fête pour les raduiltzi » (p.120). Devenant l’objet d’un calcul implicite, le rituel est retravaillé à des fins étrangères à la religion ; on s’efforce cependant de substituer une symbolique à une autre, afin de garantir une fonction double du rituel : assurer une sorte de lien entre local et l’universel, fondant le local dans des valeurs « absolues », incarner ces valeurs dans une pratique de proximité.
Dans le village de Dospeï (région de Samokov), un habitant nous précisait que le déplacement du kourban local datait de l’époque communiste, et que l’on en avait fait une fête en l’honneur de Zahari Zograf 271 . Une version confirmée par le maire de l’époque, d’obédience communiste, et qui à défaut de marquer le caractère religieux de la fête, faisait de nombreuses références aux personnages ou événements historiques du village. D’autres critères commandaient selon lui le déplacement du kourban vers un lieu dénué de signification religieuse, et sa transformation en une affaire « municipale » : l’état de l’église et de sa cour y rendaient impossible la tenue d’une telle manifestation, ainsi que la faiblesse de la représentation religieuse dans la commune 272 . Changer la date, le lieu et le but du rituel était un moyen d’approprier à un contexte désacralisé des manifestations difficilement suppressibles en raison de leur popularité et de leur ancrage traditionnel. En décomposant les liens étroits entre le marquage du temps religieux et la vie communautaire, la tradition est à la fois maintenue et décontextualisée : on fait du neuf avec de l’ancien 273 .
On pourrait appliquer le même type d’analyse à un kourban organisé à Samokov par la section locale du SDS (Sâyuz na Demokratitchnite Sili – Union des Forces Démocratiques) le parti des démocrates, en lien avec le représentant local de l’église dite dissidente (fête de l’Assomption, 15 août 1998). A la dimension politique se superposait une sorte d’« urbanisation » de la pratique du rituel, tranchant avec ce qui se déroulait dans les villages : le temps de préparation et l’ensemble des opérations du kourban avaient été raccourcis et abrégés.
Alors que dans tous les kourbani auxquels j’ai assisté, la distribution se fait plutôt en milieu d’après-midi, les gens s’asseyant sur place pour manger et converser, ici le tout durera une grosse demi-heure, puis chacun rentrera chez soi. Tout avait été préparé à l’avance, avec un souci d’efficacité : les chaudrons arrivent à l’église vers 11h, acheminés par camionnette. Des chaudrons brillants, en acier blanc, semblant sortir d’une cantine moderne, qui tranchent avec les lourds chaudrons en fonte, noirs, pâtinés par l’usage, des kourbani de village. Les volontaires du parti, bien habillés (les femmes maquillées, en robe et talons hauts, les hommes en chemise et pantalons proprets) s’installent pendant que l’office bat son plein.
Le prêtre sort enfin et accomplit une rapide bénédiction au milieu de la foule massée dans la cour de l’église ; on amène les chaudrons sur une estrade où chacun, de manière très ordonnée, doit monter pour obtenir sa portion de kourban, sa tranche de pain et son morceau de panitza. Des ustensiles neufs en inox sont tirés de cartons disposés sous les tables, les parts de kourban sont rapidement distribuées, en même temps que le pain précoupé, et le kozunak (brioche) acheté à la boulangerie. Les membres locaux du parti se sont donné rendez-vous : poignées de mains, retrouvailles... Les cercles se forment, et ces citadins, dont de nombreux quadragénaires actifs bien investis dans la vie professionnelle et politique, tranchent avec la population du quartier, des personnes âgées et des « semi-ruraux » qui vivent encore, pour certains, de l’élevage.
Ainsi de l’un des organisateurs, le docteur Panev, un samokovite maintenant installé à Sofia, qui s’est frotté de politique après ce qu’il appelle la « soft revolution », a fait un peu de journalisme et s’est impliqué dans la vie sociale locale. Il se montre très clair sur l’objectif de ce kourban, tenu pour la première fois il y a quatre ans : « alors que notre parti était aux commandes de la ville, on a souhaité organiser une fête de la ville avec un kourban, et on a décidé de continuer pour faire une tradition ». C’est le seul grand kourban de Samokov, et il se tient toujours au même endroit, car l’église de Pimen (du nom du fondateur de l’église orthodoxe dissidente) est assimilée aux démocrates, tandis que l’église officielle du patriarche Maxim est qualifiée de « rouge » (tchervenik). Episcop Iakov, le plus haut représentant local de ce clergé alternatif, semble d’ailleurs à l’aise parmi ce groupe de démocrates, serrant des mains, tout sourire...
Bâlgarska Komunisticheska Partija, Parti communiste bulgare.
Trudovo-kooperativno zemedelsko stopanstvo, domaine agricole de travail coopératif, coopérative agricole.
Dont le père et fondateur de l’école de Samokov, Hristo Dimitrov, était originaire du village (Semerdjiev, 1913 : 222).
Un facteur de « sécularisation » bien attesté : « contre les trois prêtres assignés à la seule “sainte Petka” dans les années trente, la réglementation de la période communiste prévoyait un poste pour la ville de Trân et la quarantaine de villages qui en dépendait » (Vâltchinova, 2001 : 93).
Dans le même village, une sofiote possédant une résidence secondaire à côté de l’église explique qu’en 1995, deux kourbani ont eu lieu, l’un organisé par les « communistes » (socialistes) début juin, avec de la musique, l’autre effectué par les « fascistes » (il n’est pas rare que les « démocrates » anticommunistes soient appelés ainsi) à la date patronale, sans musique. Le maire de l’époque, du parti CDC (démocrate), ne souhaitant pas trancher entre les deux, aurait déclaré en substance : « vous voulez la musique, voilà la musique [parlant du kourban “communiste“], vous voulez le kourban, voilà le kourban [parlant du kourban “fasciste”, à la date patronale] » ! Derrière le schématisme de cette distinction politique, perce le problème du culte orthodoxe sous l’ancien régime, de la ritualisation politique et notamment des tentatives de récupération de la dimension festive populaire du kourban à d’autres fins que la stricte dimension célébrative religieuse. C’était le cas pour de nombreux kourbani réutilisés par les dirigeants politiques locaux à l’époque communiste : les témoignages abondent en ce sens, avec parfois de nettes allusions à des élus locaux en place à l’heure actuelle, qui s’immiscent à tort, selon les « kourbanisants », dans des affaires villageoises.