Le recours au kourban ne diminue donc pas lorsque les acteurs dotés de compétences pour le réaliser changent, ni lorsque se modifie le contexte d’ensemble dans lequel le kourban est traditionnellement pratiqué. Un raisonnement fonctionnaliste ferait supposer que la forme rituelle spécifique du kourban n’est plus « adaptée », dès lors que les besoins, les exigences, et les conditions qui l’entourent ne sont plus réunis. C’est vrai dans certains cas, mais par ailleurs des pratiques adaptatives du kourban voient le jour : se rendre dans un monastère avec un animal acheté, faire bénir de la viande de boucherie, retourner dans le village d’origine le jour du kourban pour renouer avec la tradition, ou encore s’investir dans des pratiques rituelles locales lorsque l’on s’installe au village à la retraite, etc.
Si le mode de vie change, la tradition et ce qui fait tradition, changent aussi : loin de disparaître à l’époque socialiste, la ritualité traditionnelle devenait parfois d’autant plus signe d’attachement à la tradition, comme entre-soi maintenu dans l’intimité d’un kourban ou d’un baptême, qu’elle dérogeait à la normativité sociale. L’investissement rituel s’inscrit ainsi dans une sorte de liberté d’affichage et de mouvement dont la surveillance chronique était la chape quotidienne du régime socialiste. Davantage que dans la fonction, c’est dans la représentation que se joue le changement : lorsque telle pratique est perçue comme typique d’un état social, d’un mode de vie auquel on estime participer ou duquel on cherche au contraire à se distinguer. Ainsi des réactions embarrassées de certains de mes interlocuteurs qui entendaient produire une image conforme à ce qu’ils pensaient devoir m’être montré d’eux-mêmes, et à ce titre ne disaient pas ouvertement qu’ils avaient eux aussi un kourban personnel ou dans leur famille.
Il ne suffit pas de dire que la religion, la famille, la tradition, la langue sont érigées en valeurs-refuges parce qu’elles diraient ou représenteraient quelque chose de plus fondamental : c’est aussi parce qu’elles sont parfois les seuls « domaines de compétences », les seules « libertés » actuelles pour des individus et des groupes sociaux par ailleurs privés d’autres compétences politique, sociale ou économique. Cela transparaît des évocations du passé communiste, où l’on estime que les bases d’un développement personnel et collectif reposaient sur des bases plus sûres : « avant, cela voulait dire quelque chose de faire des études », « avant, on savait qu’on allait trouver du travail et ce que coûtait chaque chose », i.e. il y avait un contexte favorable au développement et à l’expression d’autres « compétences ».
Le discours sur la « transition » amène à relativiser nombre de jugements préformés sur le rapport entre « libéralité » et « liberté », et ses formes politiques ou idéologiques. Non seulement « on se sentait parfois plus libres, alors qu’on était moins libres », mais la liberté en question consiste en la capacité et la possibilité de tirer parti au mieux des conditions d’un contexte donné, à maîtriser individuellement et collectivement le monde dans lequel on évolue. Connaissant le contexte, on s’y ménage une ou des libertés conçues comme « compétences ». Dans un contexte jugé imprévisible, démantelé, illisible et incontrôlé, où l’on perd la maîtrise de ses conditions de vie, où il devient souvent nécessaire de s’extraire de son environnement habituel (migration, changement de profession, impossibilité de planifier l’avenir), où les compétences aussi bien professionnelles que sociales ou politiques acquises jusque-là ne sont parfois d’aucune utilité, l’investissement dans des activités qui témoignent d’un monde maîtrisable parce que familier, par exemple par le recours à la tradition ou au religieux, devient primordial.
La nécessité de maîtriser une situation globale mouvante passe ainsi par la reprise ou la réinvention de compétences locales et attestées. L’émergence de ritualités nouvelles mêlant pratiques traditionnelles et exotiques, l’engouement pour les célébrations collectives emblématiques telles que Pâques (Velikden), la diversification des expériences religieuses ou spirituelles peuvent en attester, tout autant qu’elles témoignent de la variabilité et de la relativité de ces compétences : il n’est que d’assister à un mariage religieux pour constater le niveau souvent incertain des connaissances rituelles des protagonistes.
Une analyse en termes de compétences comme l’adéquation à un contexte, et de transfert de compétences d’un domaine à un autre, est utile pour comprendre le bricolage de niveaux de compétence expérimentaux et disparates, voire contradictoires, la brutale inadéquation des compétences acquises jusque-là à un changement rapide, l’interpénétration de ces « niveaux de compétence » se manifestant par des sortes de retournements multiples et fréquents de l’agir individuel et collectif (un cadre communiste à l’église, un ingénieur qui croit en ses rêves). Une situation d’instabilité et d’incertitude génère des configurations sociales et des ensembles de compétences eux-mêmes instables et incertains : ne s’agit-il pas alors, derrière le bricolage des compétences locales, de la capacité à réagir dans un environnement global difficile ou insaisissable 274 ?
Si la religion semble bénéficier d’une image globalement positive, après une longue période de dénigrement voire d’ostracisme 275 , encore faut-il distinguer différentes conceptions du religieux : ce ne sont certes pas les institutions religieuses ou le clergé, souvent mal considérés voire associés à une politisation et une participation aux enjeux de pouvoir, qui en bénéficient. En revanche, la participation rituelle collective lors des événements significatifs du calendrier religieux, la valorisation de sites tels que les monastères, chapelles, églises, mais aussi de lieux de culte qui n’ont pas en soi de valeur patrimoniale mais témoignent d’un renouveau sacral (Krâstova Gora), sont des signes de l’assimilation du religieux à un trait identitaire, voire un patrimoine national. Au processus qui, interrogeant la place de la religion dans la modernité, conduit à parler de « religion pour mémoire » (Hervieu-Léger, 1993), se conjugue une « religion pour patrimoine » (Bokova, 2001 : 34 ; Demanget, Givre, Julliard, 2003), qui met l’objet religieux à distance tout en le revendiquant dans l’identité collective.
Il n’est pas toujours évident de cerner le « patrimoine » en question : le religieux n’est pas un objet neutre, mais un chemin de mémoire particulier. Il peut en même temps constituer l’expression d’une identité collective, et inscrire chaque groupe dans sa confession et sa ritualité : la culturalisation du religieux a pu être favorisée par les lectures folklorisantes d’un « patrimoine spirituel » commun par-delà les origines particulières 276 . La patrimonialisation indique une rupture (Rautenberg, 2003), qui n’est ni de l’ordre de la mémoire ni de l’ordre de l’histoire, mais d’une institutionnalisation : elle n’est jamais un processus neutre 277 . Si en Bulgarie le religieux est perçu comme un « patrimoine », ce n’est pas exactement au sens que l’on attribue aujourd’hui à ce mot en France : le terme nasledstvo implique certes les dimensions de transmission et d’héritage, mais ne rend pas l’idée de ses traductions institutionnelles directes, de la constitution de ce patrimoine, soit le processus de patrimonialisation.
Par ailleurs, l’héritage religieux vécu n’est pas un patrimoine qui pourrait s’accomoder de rester à l’état de contenu latent, mais un élément du paysage culturel qui a besoin d’être actualisé en pratiques concrètes pour exister. Un élément déjà-là dans lequel on puise plus ou moins spontanément, mais avec lequel on fabrique quelque chose : « il s’exprime par la référence à une tradition qui n’implique pas nécessairement un croire dans le registre de la rationalisation culturelle (...). Le principe de maîtrise des règles canoniques n’est pas dominant. Cette pratique se relie à la réactivation ou à la réactualisation des modèles d’identification dans la société bulgare qui se trouve dans une situation de transformation et de changement » (Bokova, 2001 : 34).
Tout comme la liberté de parler sa langue ou de revendiquer sa « nationalité » (davantage conçue dans les sociétés balkaniques comme origine que comme citoyenneté), le religieux témoigne de la possibilité retrouvée de manifester des appartenances particulières, de se réancrer dans certaines strates collectives qui ne se recoupent pas forcément avec l’état-civil mais répondent à un besoin d’unité de lieu et de temps face au changement et à une pression sociale perçue comme intrusive. « Retrouver la religion », cela ne veut pas dire que l’on se (re)convertit d’un coup à une identité exclusive, comme le laisse à penser la rhétorique qui oppose terme à terme communautarisme et citoyenneté, mais que l’on est à nouveau à même de se réapproprier non seulement intimement mais publiquement, voire politiquement, les lieux et les temps d’un vécu religieux auparavant nié ou strictement encadré par le socialisme d’Etat.
Dans la Bulgarie socialiste, avoir une « intériorité », un « quant à soi », c’était déjà être subversif, ou plutôt réactionnaire par individualisme. L’individu, la famille, la communauté, ces différents niveaux du soi, étaient censés être transparents à la société, et certaines de leurs composantes intimes, comme la religion ou la langue, rejetées, révisées de manière autocritique ou extériorisées et mises en scène, voire cérémonialisées. La liberté religieuse est vécue comme l’un des mécanismes de la réappropriation des composantes du soi individuel et collectif rendues illégitimes par l’ancien régime ; elle s’inscrit dans un processus plus vaste de reconquête des espaces publics comme privés.
A ce titre, il ne s’agit pas purement d’un particularisme qui viserait à dissocier les groupes religieux ou ethniques les uns des autres et éventuellement à revendiquer une prééminence de l’un sur les autres, mais d’une affirmation simultanée de leur multiplicité et de leur droit à l’existence ou de leur liberté d’exister, avec plus ou moins de succès et de légitimité toutefois. L’ancrage du parti « turc » DPS 278 dans la vie politique bulgare est un exemple de cette affirmation « démocratique » d’appartenances particulières sans être systématiquement particularisantes, le parti évoluant entre une base culturelle « turque bulgare » et des objectifs politiques plus généraux (Ragaru, 2001).
A l’échelle locale, quels que soient les groupes confessionnels, le « nous » religieux consiste moins à dresser la religion contre la société ou le particularisme contre l’universalisme qu’à retravailler le partage d’une intimité commune et d’une familiarité dans la tradition. L’important n’est pas tant d’être musulman en tant que tel, que de se sentir faire partie de la communauté turque de tel village et de participer d’une présence et d’une histoire collectives que le simple fait d’aller à la mosquée ou d’égorger le kourban dans son quartier aident à formuler et à perpétuer. L’important n’est pas d’être uniate (catholique de rite oriental) pour être uniate, mais d’éprouver un lieu et un temps communs au travers de l’interconnaissance locale, de la messe dominicale, des actions caritatives ou de la préparation d’une excursion à Lourdes 279 .
Par exemple la représentation masculine de la polyvalence et de l’adaptation : un homme doit savoir tout faire, une maison comme la rakija, etc.
Hormis la période d’« athéisme » socialiste, la Renaissance nationale a également été marquée par la critique de la religion comme force réactionnaire, dans le droit fil des Lumières européennes, et bien que les premiers foyers d’émancipation et de renouveau culturel soient le fait d’une « intelligentsia » cléricale, dont Païssi Hilendarski est la figure emblématique : « soit en raison de la spécificité des conditions historiques, soit en raison de la nature même de la religion orthodoxe, l’Eglise orthodoxe était devenue un défenseur fervent de la tradition, s’opposant à la ”modernisation“ » (Danova, 1992 : 240).
Cette culturalisation sur fond de sensibilité nationale n’est pas le seul fait des chrétiens orthodoxes, dont on pourrait pourtant croire qu’ils revendiquent le plus vivement leur « bulgarité ». Le cas des uniates, catholiques de rite oriental, est évocateur : cette communauté, récemment mise à l’honneur lors de la béatification par le pape Jean-Paul II de trois prêtres victimes des purges du début des années 50, revendique une spécificité à la fois religieuse, historique, locale et culturelle, tout en s’inscrivant dans un sentiment bulgare. Dans la manière dont leur appartenance et leur histoire religieuse est formulée, on dirait d’un patrimoine minoritaire, dans la mesure où un sentiment d’appartenance communautaire très localisé (les Uniates sont peu nombreux et assez fortement groupés) renvoie à une globalité religieuse universelle « extraterritoriale » (l’église catholique) sans pour autant empêcher une inscription nationale.
Une patrimonialisation du religieux, symptomatique d’une recherche de références puisant dans le passé et notamment l’histoire religieuse, semble s’effectuer dans le cas du projet que conduisent les villes de Smoljan (Bulgarie) et de Xanthi (Grèce) sur le christianisme dans les Rhodopes, projet présenté par Tanja Mareva, du musée ethnographique de Smoljan, lors du séminaire franco-bulgare « Patrimoine, tourisme, culture et dynamiques sociales », tenu à l’université Païssi Hilendarski de Plovdiv, le 27 avril 2005. Sur un territoire à forte mixité confessionnelle et communautaire, un tel patrimoine s’avère un « bien commun » particulier et ambigu.
Dvijenie na Prava i Svobodi – Mouvement des Droits et des Libertés.
Qui est alors ressentie comme la marque d’une affinité particulière avec la France comme « pays d’histoire catholique ».