Un religieux recomposé et recréé

Le sentiment d’appartenance religieuse se veut aussi réactif que créatif : il constitue une sorte de réponse à un déni d’intimité, à une intrusion par différents moyens (imposition d’une langue, d’un système éducatif, d’une ritualité officielle, d’une identité d’état-civil) dans ce que l’on ressent alors d’autant plus comme un « soi » profondément enfoui. Il consiste à renouer les fils d’une familiarité interrompue, distendue ou rendue inopportune, tout en traduisant « l’anxiété » du groupe en société, ainsi que le suggère Douglas (« la contrepartie sociologique [d’une anxiété rituelle] est le souci de défendre l’unité politique et culturelle d’un groupe minoritaire », 2001 : 139). Le sentiment communautaire au sens ethnique ou confessionnel n’en est qu’un aspect : l’affichage religieux contribue aussi à informer la conception de soi-même et du pays dans lequel on vit. Il est fréquent que l’affirmation d’une appartenance à l’orthodoxie bulgare, comme grecque d’ailleurs, soit vécue comme l’expression d’une intimité nationale particulière, sans que l’on se reconnaisse pour autant dans le clergé ou dans l’église au sens institutionnel.

L’engouement de la population orthodoxe se manifeste lors de grandes fêtes comme Pâques, qui prennent des allures de fête nationale : on assiste plus longtemps que d’habitude aux offices religieux, on se rend dans plusieurs églises du quartier ou de la ville, on s’habille et s’apprête pour l’occasion, on se donne rendez-vous, en famille ou entre amis, pour « allumer un cierge » 280 , recevoir la bénédiction et accomplir les gestes rituels comme passer sous le suaire (plachtenitza) du Christ. La résurrection, fêtée le samedi à minuit est un jour de liesse, qui constraste avec la solennité de la Passion, et lors duquel on s’invite et échange les paroles rituelles « Hristos vâzkrese !naistina vâzkrese ! » (« le Christ est ressuscité ! – en vérité il est ressuscité ! »), les œufs peints la veille, avec lesquels on pratique des jeux rituels, et la banitza (feuilleté fourré au fromage ou aux épinards).

Tous ces moments font des pratiques pascales un moment de partage collectif d’une même « communauté imaginée » (Anderson, 1983), dont on fait profiter aussi les amis ou connaissances d’autres confessions en leur donnant par exemple de ces œufs peints désormais supports d’une part religieuse de soi. La religiosité et la croyance résolvent les contradictions auxquelles l’individu et le groupe sont généralement confrontés dans leur existence : indépendamment du bouleversement des conditions de légitimité sociale de l’appartenance religieuse, elles conservent une capacité d’adhésion et de cohésion qui a favorisé leur réinscription rapide dans les comportements collectifs, dès la fin du régime autoritaire socialiste.

Le recours à la tradition et la réappropriation locale du religieux peuvent être mis en regard avec d’autres tendances observables en Bulgarie en matière de pratique religieuse : d’un côté un retour à la culture religieuse comme signe identitaire, de l’autre une « recomposition du religieux » dans laquelle la tradition rencontre de multiples autres courants religieux et spirituels (Hervieu-Léger, 1993 ; Bastian, Champion, Rousselet, 2001 ; Sciences humaines, 2003). Cette réidentification religieuse et culturelle à laquelle on assiste depuis la fin du communisme, le fait que les « Bulgares » retournent à l’église ou les « Turcs » à la mosquée, que la fréquentation des hauts-lieux du sacré est à nouveau un enjeu social, politique, médiatique, suggère autre chose qu’un « retour du religieux » ou un « retour à la tradition ». Ces dernières explications postulent un religieux ou une tradition originels qu’il suffirait de retrouver, qu’elles admettent comme tels et non comme discours : en dehors d’un constat de « crise des valeurs », elles ne disent rien du contexte et des mouvements de cette réidentification, notamment en termes de reconfiguration et d’adaptation des parcours individuels et collectifs à une situation sociale et politique inédite.

Or, comme nous l’avons vu, afficher sa religion en période de « transition », c’est afficher des valeurs démocratiques : l’appartenance religieuse est un signe d’identité culturelle (retrouver ses bases) autant qu’une marque de modernité (afficher sa liberté) (Bokova, 1998) 281 . Cette alliance objective de la pratique religieuse et de l’affirmation démocratique est bien attestée dans les « pays de l’Est » : « la référence à une synthèse religieuse pour lutter contre le projet totalitaire qui légitimait la pratique soviétique ne visait pas une nouvelle organisation de la société sur des bases religieuses, mais bien la reconnaissance d’une réalité sociale et politique plurielle, où le croire, notamment dans sa modalité religieuse, aurait à se situer dans le relatif. C’est dans cette perspective qu’il faudrait s’interroger sur le rôle du religieux, dans la production et dans la gestion du conflit, dans la fabrication et la gestion du consensus » (Michel, 1994 : 40-41).

Le religieux n’est pas seulement le traditionnel car d’autre part, on constate la floraison de sentiments religieux et de spiritualités très divers, avec l’apparition de mouvements néo-religieux caractéristiques de la « nébuleuse mystique-ésotérique » (Champion, 1994). Comme dans toutes les sociétés laïques modernes, un phénomène de « religieux en réseau » prend corps aux côtés du « religieux local », et se manifeste par la mobilité et le picorage, voire le bricolage : on consulte des extrasens (voyants), on visite l’église de Vanga 282 à Rupite, on devient adventiste, ce qui n’empêche pas d’aller dans les monastères, de participer au kourban de son village d’origine, ou de consulter un hodja. Ce « religieux en réseau » semble s’appuyer sur deux caractéristiques centrales des sociétés contemporaines et de la mondialisation religieuse : la mobilité et l’individuation des parcours 283 (Hervieu-Léger, 2001).

L’idée que la religion sert autant un développement personnel qu’il témoigne d’une appartenance collective est perceptible à Krâstova Gora, l’un des nouveaux hauts-lieux de la mystique bulgare, sur lequel prennent corps des discours influencés par des approches mystiques modernes, tels que le new age. La religion n’y est pas tant au centre des pratiques et des discours qu’une approche personnelle et intégrative, entre quête initiatique, sérénité et « ressourcement », qui prend certes pour référence majeure le christianisme, mais ne s’y limite pas du tout. Cette floraison, liée pour beaucoup de sociologues à la « culture de l’individu », existait déjà à la fin de l’époque communiste : le déclin de la religion comme institution au profit d’une religion du « libre-choix », plus individualisée, semble ainsi un phénomène partagé par toutes les sociétés contemporaines, quelles que soient les spécificités de leur histoire politique.

Dans ce contexte, la place des religions instituées reste essentielle : entendons les religions dont le contenu, les institutions, la hiérarchie sont historiquement formés et identifiables comme tradition religieuse et culturelle, de telle sorte que l’on peut se déclarer orthodoxe ou musulman par héritage ou tradition, sans pour autant être « pratiquant » 284 . Loin de perdre leur légitimité, elles servent de creuset socioreligieux, de pattern identitaire : au sein d’un « marché du sacré » qui permettrait de choisir librement son mode d’expression religieuse (« believing without belonging », Grace Davie, citée par Hervieu-Léger, 2000 : 2096), elles continuent d’occuper la position centrale d’un vecteur d’appartenance minimal, faisant consensus social et référence identitaire. Aux côtés de pratiques locales réticulaires et individualisées, à l’ancienneté variable, elles représentent une échelle macrohistorique et macrogéographique du religieux, de sorte que plusieurs espaces et temps religieux (privé, local, national, réticulaire, « universel ») peuvent se superposer sans se contredire 285 .

L’appartenance confessionnelle comme tradition réactivée, retrouvée, joue donc un rôle dans ces recompositions et reconfigurations religieuses, dans ce « libéralisme » du croire comme possibilité d’une diversité d’expérience et d’une pluralité de points de vue, en d’autres termes comme liberté de choix. Cette superposition de niveaux de croire et d’agir rend possible d’être en même temps communiste et adepte des extrasens (voyants) ou de Vanga, de se dire orthodoxe tout en se faisant guérir par le hodja, de présenter toutes les caractéristiques d’un homme d’affaires moderne tout en offrant des kourbani, etc. Elle suscite l’émergence de « spécialistes religieux alternatifs », ou d’« experts religieux » (Vâltchinova, 2002b) particulièrement en prise avec ces nouveaux modes du croire.

Le morcellement apparent du croire, qui a pu sembler la « condition post-moderne » du religieux, ne s’oppose pas à l’idée de culture religieuse ou de religion comme culture, mais s’appuie sur elle et diversifie ses expressions. Plutôt que d’opposer tradition religieuse et modernité du croire, il s’agit donc d’interroger le changement dans le religieux, entre tradition et modernité : « le challenge de la nouvelle perspective anthropologique consiste, précisément, en l’usage équilibré du modèle dynamique/historique et statique/structural, aussi bien que dans la tentative de décrire le mouvement de la “tradition” à la “modernité” » (Vâltchinova, 1998b : 190) 286 .

À Krâstova Gora, des fils et des étoffes sont laissés sur un arbre
À Krâstova Gora, des fils et des étoffes sont laissés sur un arbre
À Samokov, le repas rituel pris sur la tombe pour
À Samokov, le repas rituel pris sur la tombe pour Zaduchnitza (jour des morts – photo Malina Stamatova)
À Gorni Voden, les pommes de
À Gorni Voden, les pommes de Zlatnata Iabâlka
L’Assomption au monastère de Batchkovo, dans le journal
L’Assomption au monastère de Batchkovo, dans le journal Trud (16 août 2002)

Notes
280.

J’ai plusieurs fois entendu, en balade avec des amis ou sur le terrain, l’expression « chte zapalim po edna svecht », « on va allumer un cierge », à la fois comme but d’une excursion et passage obligé d’une visite à l’église. A Pâques, il est de coutume de rentrer à la maison avec un cierge allumé au « nouveau feu » symbolisant le renouveau christique.

281.

En tant qu’expression de la liberté de choix et du désir de réalisation individuelle, l’affirmation religieuse côtoie le fantasme de l’Europe (tout autant ce à quoi on aspire et ce contre quoi on veut s’affirmer) ou le rapport à l’argent. Un businessman, mot utilisé par tous, est un homme qui a de l’argent et de l’initiative – on comptera sur lui le cas échéant pour faire preuve de sa munificence lors des kourbani et autres événements rituels locaux. Alors que l’état du pays renforce l’impression que le sort de la nation dépend de facteurs exogènes (l’Europe, l’économie de marché, l’OTAN, etc.), l’affirmation identitaire se manifeste en partie par le recours à des valeurs jugées immanentes, intérieures, permanentes : le processus de globalisation implique des formes de reterritorialisation, de relocalisation, de circonscription dans une temporalité donnée.

282.

Vanga (1911-1996), thaumaturge et prophétesse qui fait l’objet d’un culte en Bulgarie. A côté de sa maison à Rupite (Macédoine bulgare), une église dédiée à sveta Petka a été construite en 1994, qui fait l’objet de pélerinages réguliers, ainsi que la tombe de Vanga, située dans la cour de l’église. Ce culte s’accompagne de supports écrits (livres divers, brochures, poèmes), visuels (photos, dessins) et audiovisuels (films, reportages). Des messes sont célébrées le vendredi, samedi et dimanche, jours d’affluence des pèlerins, un kourban y a lieu pour la sainte-Petka (14 octobre).

283.

On passe du « système religieux », qui suppose encore une vague centralité, au « réseau religieux », tissage de liens entre des points dont les fondements deviennent mouvants, incertains. La juxtaposition d’une pluralité de normes et de positions est un élément frappant de l’expérience du sujet en « mobilité » : la ritualité y joue parfois un rôle transitif, comme lorsque des jeunes femmes françaises d’origine turque vont chercher dans des pratiques rituelles de leur pays d’origine une solution à certains conflits liés à leur situation « transnationale » (Autant-Dorier, 2002).

284.

Encore faudrait-il savoir ce que recouvre le terme de pratiquant : s’agit-il de la pratique régulière, voire assidue, ou de la pratique occasionnelle, festive ou « sociale », le fait d’aller à l’église à Pâques ou à la mosquée le mois du Ramadan ?

285.

Des composantes comme la « bulgarité », « l’orthodoxie » voire la « balkanité » entrent de manière explicite dans des phénomènes d’« alchimie spirituelle » qui convoquent également d’autres matrices de sens religieux, mystique, spirituel ou ésotérique. Un processus de rebalkanisation « à l’interne » (une « balkanité » revendiquée comme telle) affecte certaines de ces nouvelles pratiques religieuses.

286.

« The challenge of the new anthropological perspective consists, precisely, in the balanced use of dynamic/historical and static/structural pattern, as well as in the attempt to delineate the move from “tradition” to “modernity” ».