I Entre le sain et le saint :

1) « Za zdravé » : religiosité et santé
Un ordre des choses

Fête patronale, fête nominale, construction d’une maison, guérison d’une maladie ou rémission d’un accident, demande de pluie, funérailles, départ au service militaire… le kourban peut s’accomplir dans des occasions, et dans des buts très variés. Il est rare que l’on attribue au kourban une fonction précise, qu’on lui assigne un but explicite et que l’on décrive la manière par laquelle ce but est atteint. Du point de vue de ses pratiquants, il constitue une composante de la ritualité locale et un événement festif davantage qu’un discours. Mais il y a une catégorie centrale, bien que très générale, dont on use systématiquement pour qualifier le kourban : la notion de santé (zdravé). Qu’il s’agisse de pratiques privées ou publiques, événementielles (suite à un accident, une naissance) ou réitératives (fêtes patronales), chez les chrétiens comme chez les musulmans, le kourban est toujours « za zdravé » ou « za bereket », bien que des nuances existent entre les deux termes.

Ainsi, « l’offrande d’un kourban promis se pratique dans de nombreux cas chez les musulmans bulgares – par son biais on vise à assurer la santé, la préservation contre le malheur ou l’éviction des influences néfastes. Par ce moyen, le kourban promis fait office de régulateur du destin humain » (Blagoev, 1999 : 316). L’un des membres du nastoïatelstvo de Bansko précise que « le kourban n’est pas spécifiquement pour les pauvres, mais pour la santé, donc pour tout le monde : on peut en prendre seulement un tout petit peu, l’important c’est d’en manger » (Baba Ratka, Bansko, août 2002). La santé, à quoi elle ajoute « …et le bien-être de la maison » (uspeh na doma).

La notion de zdravé semble suffisamment large et englobante pour nous permettre, par-delà les spécifités, de comprendre le kourban comme élément d’un contexte votif qui, dans ses buts particuliers, a une visée et une portée globales, en termes d’équilibre individuel et collectif, physique et mental, social et économique, autant que spirituel. C’est entre autres cette portée globale qui permet d’ailleurs aux multiples kourbani publics et privés généralement réalisés en un même espace-temps, aux multiples promesses faites à un même saint, de se rencontrer, se conjoindre, s’échanger.

La santé est prise en un sens très général qui peut inclure à la fois le bien-être physique et mental, des conditions et un niveau de vie acceptables, la réussite des entreprises individuelles ou collectives, etc. Zdravé constitue un ordre des choses que le rituel vient garantir, affermir ou restaurer, dans lequel le visible et l’invisible, le matériel et le spirituel ne sont pas distingués : la sollicitation d’une aide surnaturelle n’y exclut pas des visées matérielles, par exemple garantir la réussite d’un business ou célébrer l’achat d’une voiture neuve (Popova, 1995 : 166).

En cela, la santé n’est pas l’apanage exclusif du kourban, mais l’un des effets que l’on cherche à obtenir, ou l’un des principes vitaux que l’on entend maintenir par une pratique religieuse régulière, adéquate : elle désigne la « valeur ajoutée » qui émane de cette pratique, et plus largement les bienfaits que confère la participation rituelle. Tout en constituant une forme rituelle déterminée (un sacrifice) le kourban s’inscrit dans un cadre plus vaste et plus flou, une économie générale du monde vécu dans laquelle il s’agit de conjurer le malheur sous toutes ses formes et de garantir ou restaurer un équilibre au quotidien.

Les motifs du kourban ne sont pas strictement religieux au sens où ils mettraient en relation les hommes et les saints de manière institutionnellement réglée : « s’il est vrai que la victime est bien égorgée en l’honneur d’un saint ou de la Vierge, et vise par leur médiation efficace à obtenir de Dieu la protection et les bienfaits que sollicitent de lui les prières récitées par le pope, la relation avec la sphère surnaturelle reste assez lâche, dans la mesure où elle demeure au niveau de la parole, et ne s’exprime pas explicitement par des gestes rituels » (Georgoudi, 1979 : 300).

Zdravé n’est donc pas un concept spécifiquement religieux, comme la grâce ou la bénédiction, mais une condition de la vie quotidienne, que la religiosité en général est censée accroître ou restaurer, comme une hygiène ou une règle de vie rapportée à des préceptes rituels. Cette conception hygiéniste, au sens large de régulation de grands équilibres à la fois moraux et physiques, est par ailleurs mise en avant pour expliquer le carême, qui autant qu’une obligation morale, est conçu comme un exercice individuel et collectif destiné à rendre l’homme « plus sain, meilleur et plus léger » (Gavrilova, 1999 : 81). La religiosité de conduites alimentaires aussi opposées que le kourban et le jeûne est censée renforcer, maintenir, entretenir, restaurer la santé, conçue comme équilibre général, le respect des normes et interdits alimentaires se concrétisant dans le corps comme dans l’âme.

Conception holistique de la santé, zdravé est la forme élémentaire de tout ce que l’on peut créditer d’un sens et d’une valeur symbolique positifs, l’eau bénite, le cierge, le sang du kourban, la cuillère de kolivo, etc. étant potentiellement za zdravé. « Mot de passe » résumant les intentions individuelles ou collectives et incluant une multitude de pratiques, comportements, paroles, pensées, zdravé revient y compris comme formule rituelle, que l’on souhaite ou reçoit (on se souhaite na zdravé, « à votre santé ! », avant de boire la rakija ; la formule da ste jiv i zdravé signifie approximativement « soyez sain et sauf »). Cette santé, dont on espère la reconduction, sous-tend la pratique du kourban, comme s’il s’agissait d’une « énergie » que le rituel a pour fonction de générer, restaurer, entretenir, diffuser, transformer ou plus simplement faire circuler.

Indépendamment de toute inscription religieuse, zdravé se présente comme une donnée immanente et générique : si son acquisition et son maintien demandent régulièrement l’application et le respect de procédures (des rituels), ces dernières n’épuisent pas la variété des manifestations de l’énergie en question. Le rituel catalyse l’énergie et lui confère une charge positive, il ne l’enferme pas. Signifiant l’équilibre tant matériel que spirituel, zdravé peut s’appréhender comme un « signifiant flottant » (Lévi-Strauss, 1950) : une notion imprécise et polysémique, chargée d’autant de significations particulières qu’il y a de parcours 287 . Elle tire précisément son efficace de cette capacité de polysignifier et de métasignifier, de relier et d’articuler sans contradiction les aspirations individuelles et collectives, des niveaux qui peuvent concerner tout à la fois le champ spirituel et la vie quotidienne.

Notes
287.

Dans sa dimension inclusive et performative, et toutes proportions gardées, elle n’est pas sans évoquer des concepts aussi larges et englobants que celui de mana (Keesing, 1991).