Zdravéet bereket

On peut tout à la fois rapprocher et distinguer la notion de zdravé de celle de bereket, signifiant « bénédiction » (baraka en arabe, Chebel, 1995 : 67) mais aussi porteur d’autres acceptions telles que celles de « fécondité » ou d’« abondance » (Öngel, 1972), et de kâsmet, terme turc très usité en Bulgarie, qui a plutôt à voir avec la chance. Ces termes ont des traductions rituelles diverses : le Kourban Baïram, mais aussi les usages qui en sont faits, tels que le zekat (aumône), sont za bereket ; on appelle kâsmeti les petits messages déposés dans le tikvenik (feuilleté à la courge) de Noël, etc.

Si le terme de zdravé inclut tous les bienfaits que l’on peut retirer d’une pratique conforme, idoine, positive et qualifie le bon équilibre des choses, leur caractère sain, bereket est davantage porteur d’un contenu religieux, suggérant une sorte d’influence qui émanerait des choses saintes, et se transmettrait par filiation, contact, proximité : le premier a plus à voir avec le sain, le second renvoie explicitement au saint. « L’état de grâce » de la baraka (Jamous, 1981 ; Andézian, 2001) est conféré par des rituels, mais surtout par la médiation des saints : il relève d’un don, voire d’un pouvoir magique, que possèdent certains hommes et leur descendants (Geertz, cité par Crapanzano, 2000 : 51-52).

Par contraste, la santé au sens de zdravé a un contenu religieux moins structuré : elle est impersonnelle, pouvant bénéficier à tous et à tout. Elle n’est pas porteuse de qualités attribuables ou personnalisables telles que la « générosité » ou la « prodigalité », ou encore la « sincérité », marques et moyens d’obtenir la baraka 288 . Zdravé n’est donc pas exactement le salut ou la grâce au sens religieux, mais une forme de préservation physique et mentale. Les bienfaits spirituels attribués au kourban diffèrent selon les religions : chez les musulmans, on trouve l’idée que le kourban aide directement la personne dans l’au-delà, prie pour elle, la guide vers le salut, joue un rôle psychopompe dans le trajet du mort vers le Paradis. Le kourban guide physiquement son sacrifiant dans son parcours vers Dieu.

Cette idée n’est pas présente chez les chrétiens : si le kourban sert à intercéder auprès du saint, et si dans le cas d’un kourban privé, suite à un accident ou une maladie, la substitution de l’offrande au souffrant est sans équivoque, le plus souvent on ne dit rien de cette intercession. Inversement, en islam, des formes narratives existent pour décrire l’action spirituelle du kourban. On peut y voir une nuance entre deux appréhensions du rituel : le sacrifice joue d’un côté (christianisme) un rôle communiel, de l’autre (islam) un rôle sacramental, d’autant plus structurant qu’il postule (par la métaphore du sacrifice d’Abraham) un lien étroit entre sacrifiant et victime.

Pour les chrétiens orthodoxes, la référence à Dieu (Bog), médiée par les saints, semble moins immédiate que pour les musulmans : fortement marqués dans la topographie locale et dans le calendrier liturgique, les saints jouent pleinement un rôle d’intermédiaire et de patronage qui en fait des personnifications du divin concrètes et palpables, au travers des icônes ou des reliques. Jésus-Christ (Isus-Hristos) rassemble quant à lui de telles qualités concrètes tout en personnifiant la divinité. Si les saints sont des intermédiaires, ils occupent en même temps une position frontalière entre monde terrestre et monde céleste, intercédant par leur personne entre les deux.

Seraient-ils des « douaniers du sacré » marquant physiquement la limite du contact licite entre les hommes et le divin, par exemple par leur position frontale sur l’iconostase, en vis-à-vis des fidèles et entre ceux-ci et l’autel ? En tout cas, le caractère direct et intime de la relation à Dieu semble varier d’une religion à l’autre, en raison de l’abondance des intermédiaires (prêtres, saints). Le sacrifice musulman relève d’une sorte d’immédiateté rituelle : la prière peut s’effectuer seul et consacre directement l’offrande. On pourrait dire qu’en contexte chrétien, le geste rituel est séparé de sa sanction sacrale, tandis que pour les musulmans, prédomine l’idée que l’on confirme sa foi directement à Allah par ses œuvres, en se pliant explicitement à la Loi divine.

Notes
288.

« La baraka ne saurait être dispensée à des visiteurs [du sanctuaire] sans niyya [intention pure, foi sincère] », (Andézian, 2001 : 146).