Une articulation de la proximité/distance

On touche là aux différences de conception des moyens d’obtenir le « sacré » : en islam, les ordres sociaux, notamment confrériques, sont une réalité qui cotoie le savoir religieux des ulémas. Plusieurs formes d’accès au divin coexistent, « savantes » ou « populaires », et des individus particuliers les détiennent sans être séparés du monde humain séculier. Les saints sont des hommes dont le parcours religieux se reflète dans une descendance, un tombeau, et surtout des structures sociales (confrérie). En chrétienté, le clergé est l’institution religieuse qui gère les rapports légitimes de l’homme au divin. La sainteté repose sur une coupure avec la sphère mondaine : elle est d’ailleurs souvent sanctionnée par leur martyre et leur mort, une forme de décorporation et de spiritualisation de la personne 289 .

Le type de bienfait escompté par l’intermédiaire du kourban, zdravé ou bereket, est tout à la fois semblable et différent, de même que les conceptions et les moyens d’obtenir du « sacré ». Pour les chrétiens, le kourban est réalisé par des laïcs, organisés en un comité parareligieux ; il n’est pas canonique mais traditionnel, et se situe dans un espace intermédiaire entre sphère « sacrée » et sphère « profane », dans une articulation incessante entre votif et festif. Pour les musulmans, le kourban est un acte religieux traditionnel, codifié : il constitue l’acte licite d’un bon croyant.

Le fait que le kourban soit simultanément désigné comme point d’accord et de rupture entre islam et christianisme permet de comprendre sur quels types d’objets et de valeurs se négocient les rapports entre deux matrices religieuses tout à la fois proches et distantes. Tout comme le sacrifice constitue un point commun et un point de rupture, le kourban témoigne simultanément des enjeux et des limites de la coexistence. La « coexistence » n’est pas un modèle binaire : elle peut en même temps être poussée jusqu’à l’affirmation du même et servir à exprimer le différent. Elle porte alors sur des objets précis, à propos desquels s’opère une négociation, et qui cristallisent ce rapport de proximité/distance.

Un objet rituel comme le kourban a ceci de particulier qu’on peut l’accomplir comme l’autre sans pour autant devenir l’autre, ou plus exactement en se situant dans les interstices entre le soi et l’autre. La manière dont Miufet Pachov parle de ses différents kourbani, et plus largement de l’interpénétration, dans sa famille, entre de multiples pratiques chrétiennes et musulmanes, illustre cette forme de négociation contextuelle, par laquelle des croisements et des synthèses s’opèrent, en même temps que se maintiennent des distinctions. Il semble impossible, si l’on appréhende les appartenances confessionnelles comme des blocs identitaires distincts, de saisir ce travail de métissage consistant à moduler des formes distinctes pour produire un résultat inédit, circonstancié, inassignable.

Notes
289.

Notons que le terme arabe wali (veli en turc), saint, est « dérivé d’une racine qui signifie “proximité” » (Crapanzano, 2000 : 47), alors que la racine du mot sainteté signifie « état de séparation » (Douglas : 2001).