Un outil votif

La conception du sacrifice comme opération correctrice suppose autant un discours sur la maladie et son origine que sur sa guérison : une faute morale qui appelle un acte moral. Mais si le kourban a affaire à la notion de santé, ce n’est pas au même titre que des rituels spécifiques de guérison. Le kourban est un outil votif, un opérateur de transformation, qui s’adapte à différents contextes. En ce sens, il dit plus de choses de l’intention votive que du résultat proprement dit, et c’est à ce titre qu’il constitue un élément d’un contexte rituel plus global. Le kourban est un vœu, qui articule des relations entre les différents éléments clés de ce vœu.

À la différence de rituels de guérison comme les Anasténaria (Danforth, 1989), basés sur la possession et la transe, qui opèrent directement sur le corps et la personne, le sacrifice agit sur un objet tiers, l’offrande. Il constitue une projection sur cet objet, qui subit les transformations sacrificielles. La guérison religieuse (religious healing) constitue une résolution des conflits culturels et sociaux, en dotant les gens d’outils pour gérer les difficultés de la vie sociale et personnelle (Danforth, 1989 : 55) : un rituel de guérison est notamment un véhicule de la transformation psychologique et sociale (ibid. : 63).

Le kourban n’est pas nécessairement et per se curatif, même si dans de nombreux cas il est considéré comme un moyen de recouvrer un équilibre rompu, par la maladie ou l’accident : il peut alors prendre place parmi une multitude d’opérations de guérison, passant par la médecine moderne, la magie, la prière. Ainsi, le kourban n’est qu’une partie du rituel de la pomme d’or (zlatnata iabâlka), qui répond à une demande thérapeutique particulière. A Gorni Voden (région d’Asénovgrad), on explique que le rituel a été « créé » à la suite du rêve d’une femme grecque, qui aurait vu des anges descendre la sainte Vierge de la coupole de l’église, assise dans un char en or, et tenant dans ses bras un panier d’or rempli de pommes dorées.

Cet épisode aurait eu lieu quinze jours avant Pâques. Depuis, on réalise une couronne de pommes dont on entoure l’icône un vendredi, six semaines avant Pâques, et les habitants du village viennent déposer des pommes sous l’icône 290 . On prie pour la santé des familles et plus précisément pour la fécondité et la grossesse. Nombre de couples viennent accomplir le rituel pour obtenir un enfant, dormant dans l’église, priant régulièrement (notamment à minuit, quand la Vierge est censée descendre de la coupole) et dégustant le samedi matin les pommes déposées sous l’icône, distribuées par le prêtre après l’office.

En même temps, dans la cour de l’église, des femmes ménopausées accomplissent un autre rituel contre la stérilité (bezplodié) : elles entourent trois fois l’église d’un fil blanc, puis le déroulent en le tressant de manière à confectionner une cordelette, le kolantche (ceinture) dont les femmes stériles se ceindront la taille afin de guérir. Un réseau rituel dense se noue autour du culte de la Vierge, basé sur la fécondité féminine : l’interaction de la pomme, symbole de fertilité, et de la mère de Dieu est notamment maîtrisée par les femmes, qui déposent les pommes à dessein, et accomplissent d’autres actions rituelles. L’intervention des anges rappelle l’Annonciation tandis que l’usage des pommes renvoie à une symbolique bien connue de fécondité, voire d’érotisme (Littlewood, 1993) : en tout cas, ce sont des « affaires de femmes », même si les deux époux doivent manger la pomme, après le carême.

Le rituel se déroule durant la période du carême pascal, qui est aussi fortement associée à la Vierge 291 . La Vierge exerce un ministère particulier à l’égard des femmes enceintes et stériles : « de même que Marie a reçu un enfant de Dieu, elle aide les femmes stériles à être fécondes ». Durant cette période, le lien entre le jeûne et l’enfantement est frappant : le carême est avant tout pratiqué par les femmes, et on estime qu’il doit être respecté par celles qui souhaitent manger la pomme pour avoir un enfant.

Les récits de kourbani « privés » ou personnels relatent différemment cette recherche thérapeutique : soit on fait le kourban pour célébrer (et consolider sur un plan spirituel) le succès d’une démarche de guérison (opération, traitement), soit le kourban est un ultime recours, toutes les solutions « rationnelles » ayant échoué. L’un des traits fondamentaux du kourban réalisé aux fins de guérison reste le partage de chair ou de nourriture : si dans certains cas on invitera proches, voisins et amis à un repas, dans d’autres on donne la totalité du produit du sacrifice sans devoir en consommer dans l’enceinte restreinte de la famille nucléaire. Le point crucial reste que le rituel ne fonctionne jamais seul, prenant son sens dans une pluralité de faits et de pratiques, de discours, d’idées. C’est donc en le mettant en contraste avec d’autres modalités de la santé et du bien-être, et avec des expériences concrètes, circonstanciées, de la maladie ou de l’événement, que le kourban peut être dit za zdravé.

Notes
290.

Observations réalisées le 14 avril 2000.

291.

On entonne par exemple les hymnes acathistes, en l’honneur de la Vierge, qui scandent semaine après semaine la progression vers la semaine sainte, et qui doivent, ainsi que l’indique leur nom, être chantés impérativement debout (équivalent du stabat mater).