2) Le sang du sacrifice

Du sang dangereux au sang docile

La santé (zdravé) n’est pas explicitement localisée dans le sang, mais l’importance et la variété des pratiques du sang montrent qu’un lien intime les unit : même si on n’établit pas toujours des distinctions nettes entre offrande sanglante (krâvna jertva) et offrandes non-sanglantes (objets, étoffes, céréales, argent...), on admet qu’« il faut que le sang coule » pour le kourban. Tout comme le sacrifice, le sang fait l’objet d’un traitement distinct selon les différentes religions du Livre : il est le principal tabou alimentaire religieux, en islam et en judaïsme 292 , où il est à la fois pur et impur. En christianisme il est traité de manière symbolique : le seul sang sacré est celui qui a été versé sur la croix, et qui réapparaît dans la transsubstantiation.

Il n’en demeure pas moins que « l’univers mental occidental reste durablement imprégné de la conception héritée de l’Ancien Testament : “le sang, c’est l’âme” » (Hell, 1994 : 350). L’Eucharistie est porteuse d’un message clair : la spiritualisation de la chair et du sang de l’homme-Dieu les rend non seulement aptes à la consommation, mais en font la nourriture divine par excellence. Mais on ne peut y accéder qu’à certaines conditions, et en certains lieux (église) et temps (office religieux), que la liturgie et le prêtre viennent fixer et rappeler : avoir jeûné, s’être confessé, s’être signé, etc.

Il y a donc toujours un contexte rituel de l’absorption du sang et de la chair sacrificiels, y compris sous leur forme symbolique dans le christianisme. Et si la consommation du sang et de la chair des animaux est rendue possible aux chrétiens sans rite particulier, c’est que le sacrifice y est en quelque sorte abstrait. Le remplacement d’un « geste » sacrificiel par un « esprit » sacrificiel contribue aussi à expliquer une forme d’universalisation de la notion de sacrifice, désormais abstraite et englobante, et qui a durablement influencé sa définition anthropologique, comme nous le verrons plus loin.

En un sens, le sacrifice sanglant disparaît du christianisme parce que celui-ci est théologiquement « pansacrificiel » (le Christ est l’unique Pâque), à la différence de l’islam dans lequel l’abattage rituel sert de distinction entre licite et illicite, rituel et profane, croyant et incroyant. Si l’islam opère par le sacrifice la transformation de l’animal en chair sacrée, le christianisme conçoit d’emblée toute chair comme sacrificielle ; si d’un côté le sang et la chair doivent être manipulés rituellement, de l’autre ils sont rendus dociles par leur soumission totale et inconditionnelle à l’esprit saint.

Cette distinction, qui reste labile, entre sain et saint, peut nous servir à étayer ce que nous avons désigné plus haut comme une conception sensiblement différente, du point de vue chrétien ou musulman, des moyens individuels et collectifs d’« obtenir le sacré ». La prise qu’ont le croyant chrétien et le croyant musulman sur ce sacré diffère notamment quant au rôle des administrateurs officiels du religieux que sont d’un côté le prêtre (svechtenik, otetz), intermédiaire entre les hommes et Dieu, de l’autre l’imam ou le hodja, chargés du culte et notamment du rappel des obligations religieuses au travers de la prière collective, mais sans rôle institutionnel déterminant dans la sanction sacrale des rituels. On a vu que l’abatteur est davantage, dans le kourban chrétien, un égorgeur (kolatch) sans fonction liturgique : c’est le prêtre qui prend en charge la sanction religieuse du kourban. En islam, le kourban est directement dévolu à Allah par le sacrificateur lui-même grâce à la récitation préalable du « Bismillâh... ».

L’accès au saint n’est pas tributaire d’une hiérarchie cléricale, et le sacrifice reste un acte personnel, un engagement individuel : les musulmans insistent particulièrement sur cette autonomie rituelle du croyant, qui une fois arrivé à maturité biologique et sociale, est en quelque sorte son propre prêtre. Modèle d’intégrité au sens propre, c’est-à-dire d’homme accompli sur tous les plans, le chef de famille est « le sacrificateur désigné par les textes : “l’homme égorgera lui-même sa victime en lui tranchant la jugulaire” » (Brisebarre, 1999 : 107). Le rapport à la mise à mort en islam est affaire d’intégrité : le sacrificateur doit présenter des qualités religieuses, sociales, techniques, qui l’identifient comme bon croyant, homme droit, bon père de famille. Les cas où le sacrificateur n’est pas le sacrifiant illustrent la problématique de l’intégrité : parfois le sacrifiant refuse d’égorger parce qu’il estime ne pas être apte sur tous ces plans et met donc en doute sa propre intégrité, parfois s’il refuse d’égorger on met en doute son intégrité 293 .

Notes
292.

Où l’on retrouve la même distinction cacher (licite) – nevéla (cadavre). « Dans ce processus [rendre cacher], le chohet, sacrificateur rituel, joue un rôle prépondérant. Il travaille sous l’autorité du rabbin – qui lui a conféré son diplôme, la quabala. Il doit, avec un couteau spécial, trancher d’un seul coup, et avec une bénédiction, carotide et trachée artère, ce qui réduit la souffrance de l’animal. Un animal abattu sans ces précautions devient un nevéla (cadavre) et un juif ne peut le consommer » (Baroukh, Lemberg, 1994 : 138-139). Le rabbin ne sacrifie pas : il choisit le chohet « pour son adresse et sa piété ». « L’abattage rituel (chehita) consiste à trancher l’artère et l’œsophage de l’animal au moyen d’un couteau effilé, sans entaille (...) La Torah prescrit en outre de recouvrir de terre le sang des volailles, ou du bétail qui viennent d’être sacrifiés. (Lévitique XVII, 18) Le but de cet abattage est de vider l’animal de son sang, car la Bible interdit la consommation du sang » (ibid. : 20-21).

293.

« Au Maghreb, l’homme qui refuse de sacrifier parce qu’il se dit “impressionné par le sang” est souvent l’objet de moqueries et on met en doute sa virilité » (Brisebarre, 1999 : 108).