Entre le sain et le saint

Articuler deux conceptions du rituel, l’une formulée en termes de « santé », l’autre en termes de « sainteté », permet de saisir des rapports spécifiques à la religiosité personnelle, et au rôle de la personne dans la religion. En revanche, une telle distinction tend à s’effacer dans la multitude des actes rituels qui imbriquent sans solution de continuité le sain, le sang, le saint. De même, zdravé et bereket répondent à une même conception cumulative des bénéfices et des bienfaits rituels : la présence rituelle, les gestes, les mots, les dons, sont autant d’éléments matériels du renforcement mutuel du sain et du saint.

Le kourban est un bon exemple de cette dimension agrégative du rituel, qui implique que chacune des opérations qui le constituent joue un rôle dans la charge positive recherchée et entretenue, zdravé ou bereket. Cette dimension, éminemment présente dans les multiples acceptions du kourban, est également relevée par Sossie Andézian pour l’exemple de la confrérie algérienne Isâwiyya : « le sacrifice animal (...) est la baraka par excellence ; le plat de couscous (...) préparé avec la viande de l’animal sacrifié (un taureau), est désigné par le terme même de baraka. L’ingestion d’aliment bénis demeure en effet le meilleur moyen de recevoir la baraka » (Andézian, 2001 : 147).

Ce n’est pas seulement le versement du sang qui est za zdravé, mais le rituel pris dans son ensemble. Dans la littérature anthropologique consacrée au sacrifice, le sang est souvent décrit comme un élément particulièrement redouté et dont la manipulation est entourée de précautions, contenant la vie et l’âme. Le sacrifice permettrait de lui conférer une valeur sacrée, de justifier et de maîtriser son écoulement. De même que la baraka (bereket en turc) est perçue comme un influx magique localisé dans le sang (Doutté), le sang est force de vie, énergie ; ou plus exactement il est une émanation concrète, palpable, manipulable de la vie et de son écoulement dans la mort. Pour reprendre le mode d’analyse en termes de pollution (Douglas, 2001) auquel souscrit Benkheira (1998, 2000), son éviction totale du corps vise à faire le partage le plus net possible entre la vie et la mort, afin de ne pas laisser l’une empiéter sur l’autre. Cette interprétation permet de comprendre le statut ambivalent du sang sans pour autant le charger de vertus substantielles, puisqu’il n’est pas impur en lui-même, mais bien lorsqu’il est encore présent dans le cadavre.

Ainsi, lorsque Kanafani-Zahar explique que « le sang, dit-on, est pourri, impur et génère de la zankha : “il est miznikh, il faut bien l’écouler pour que la viande en soit purifiée” » (Kanafani-Zahar, 1999a : 136) 294 , ce n’est pas le sang en tant que tel qui est pourri ou impur, mais le sang dans la viande. Tandis que le sang dans le corps vivant est principe vital, le sang dans la chair morte est impureté : sa « valeur » dépend du contexte, il n’est pas sain ou dangereux en soi, mais peut devenir dangereux ou saint. Dans l’espace méditerranéen, les codes alimentaires indiquent ce statut spécifique du sang, que l’on a tendance à éliminer au maximum des aliments, ce qui influe sur les modes d’abattage, de préparation et de cuisson, le grillé ayant régulièrement la préférence (Sauner-Leroy, 2001 : 491-510).

Dénigré en tant qu’aliment, le sang n’en est pas moins crédité d’une valeur positive en tant que produit du sacrifice. A son éviction matérielle de la chair correspond une plus-value symbolique, par exemple dans son utilisation à des fins magico-religieuses. Le sacrifice s’accompagne parfois d’un usage du sang pour des besoins thérapeutiques ou prophylactiques : faire une croix sur le front des enfants ; lors de nouvelles fondations, ou pour l’inauguration de la maison, avant d’y entrer, on immole un animal dont le sang est versé dans un trou ou sert à faire une croix sur le linteau de la porte d’entrée ; contre la lèpre, on recommandait paraît-il le sang des jeunes enfants ou d’un mouton : « l’innocence, et spécialement la virginité de l’enfant augmentent le pouvoir du sang » (Hasluck, 1929).

Notes
294.

Zankha désigne l’odeur caractéristique des aliments carnés crus et de leurs traces, que les femmes sont chargées, au cours des opérations de transformation de la chair en nourriture, de neutraliser : il faut faire disparaître la zankha (Kanafani-Zahar, 1999a). On pourrait se demander en quoi cette gestion du sang par les femmes s’apparente à un acte de « déculpabilisation » à l’issue du meurtre rituel...