3) De l’intention au sacrifice

Une mort créatrice

Parce que la chair est une chose dont il faut gérer la production et la consommation, le type de mise à mort joue un rôle fondamental dans l’accès aux chairs. L’encadrement rituel de la mise à mort, l’usage cérémoniel de la viande animale dénotent qu’un statut social et sacral est attribué à l’animal. Une réflexion sur le sacrifice s’inscrit d’emblée dans la problématique du passage du vif au mort, et la destination du « mort », dont son usage alimentaire. La mort concerne la place de l’homme dans le monde, plus exactement le type de transformations que l’homme fait subir au monde. Le sacrifice est une réponse parmi d’autres à cette question, une réponse en termes de création, par la mort elle-même, d’une valeur partagée entre humains et avec les puissances transcendantes.

S’il repose sur l’idée de substitution, le sacrifice implique que, de quelque manière qu’on la considère (fin pure et simple, prolongement de la vie sous une autre forme, jugement, etc.), la mort est occurrence fatale, horizon immuable. Nous sommes dans la position paradoxale d’êtres soumis à une sorte de « règle » de la mort, tout en nous en nourrissant et en étant les émissaires ou les agents. Nécessité, elle est aussi une possibilité, car elle peut être donnée, décidée, épargnée, etc.

Le sacrifice vise à résoudre ce paradoxe, en donnant un sens et une positivité, une valeur supérieure à la mort, y compris la nôtre : la rhétorique du sacrifice « pour la patrie », l’altruisme, le don de soi en participent. A l’impératif de la maîtrise de la mort animale, commun à la tauromachie, à l’abattage rituel, à la chasse et à l’euthanasie vétérinaire, le sacrifice ajoute un discours moral. Il transforme la mort, et la mise à mort en nécessité, invente cette nécessité, ou plutôt la légitime sous la forme d’une valeur supérieure (qu’il s’agisse d’une alliance dans les monothéismes, ou d’un ordre du monde dans l’hindouisme, Malamoud, 1989). Dans le sacrifice, la mort doit, d’arbitraire, devenir nécessité, valeur ; elle ne vaut pas en soi mais par le bien auquel elle permet d’accéder.

Il existe ainsi une ligne de partage entre au moins deux ordres de la mise à mort qui nous concernent ici, le meurtre et le sacrifice, et le thème de la mort animale donne lieu à des analyses dont la question du sacrifice n’est jamais totalement absente : « si on mange de la viande, il faut bien tuer les bêtes ; mais si on tue les bêtes, on frôle le meurtre » (Vialles, 1992 : 137). En se demandant « quelle(s) différence(s) il y a entre le cadavre et la viande » (p.131), Vialles questionne le fait que les opérations de transformation d’un animal en un objet de consommation alimentaire (on pourrait aussi inclure les autres « dérivations » animales en produits de consommation) impliquent le passage par la mort, la gestion du sang, la découpe, la « réalisation » de la viande, jusqu’à sa cuisine et sa consommation.

Il y a (et il faut) des étapes qui transforment un être vivant en objet consommable, ce qui suppose une transition problématique par le statut de cadavre : le corps sans vie. Ce n’est pas l’animal en tant que tel, mais bien le cadavre, le « vivant sans vie » traité, manipulé, transformé, qui est au cœur du problème. Le cadavre n’est pas seulement ce qu’il faut éviter, mais plus largement ce que l’on ne peut ingérer, toucher, côtoyer, sans des opérations préalables qui le rendent tangible, consommable, fréquentable 295 . Cette question occupe une place déterminante dans la pensée musulmane : Benkheira, titrant l’un de ses articles « Ceci n’est pas un cadavre » (1998), montre l’importance de la distinction entre le cadavre et l’animal licite à la consommation, hâlal, c’est-à-dire rituellement et religieusement abattu. Le sacrifice sanglant est en somme une réponse particulière à la question de l’articulation entre vie et mort : en maîtrisant la transformation d’un animal vivant en chair consommable par son offrande et sa consécration dans un cadre rituel, il neutralise le cadavre, la mort. Plus encore, il la rend créatrice.

Notes
295.

Pourrait-on dire qu’un noli me tangere entoure le cadavre ? L’avertissement du Christ ressuscité à Marie-Madeleine appelle une réflexion sur le caractère à la fois sacré et impur du mort, du non-vivant et déjà-saint. Le sacrifice est une manière d’articuler cette double dimension du mort.