Sacrifice ou abattage rituel ?

En islam, on est tenu d’égorger les animaux destinés à être consommés selon le modèle prescrit par le Prophète : l’abattage rituel et le sacrifice ne semblent pas se distinguer. Mais poser le problème de l’abattage rituel dans les termes du sacrifice tend à escamoter une question beaucoup plus générale, celle du statut du mort : « le cadavre brouille la distinction tranchée entre êtres vivants et objets inanimés : il fait partie de l’un et de l’autre. Le rituel de la mise à mort, le dhakât, a pour but d’empêcher cette confusion, de distinguer la victime rituelle, pure et donc consommable, du cadavre, impur et impropre à la consommation. Par là nous retrouvons la signification même du mot dhakât : une séparation » (Benkheira, 1999 : 88). Le dhakât musulman est-il un abattage rituel ou un sacrifice ? Selon Benkheira, la question ne se pose pas en ces termes, car l’abattage rituel ne renvoie pas au sacrifice selon Mauss (la création du sacré), mais à la souillure selon Douglas (éviter l’impureté).

Ainsi Benkheira propose-t-il « d’abandonner jusqu’au terme de “sacrifice” » (p.88), primordialiste et « christocentriste », critiquant les lectures « sacrificielles » congruentes avec la conception maussienne, qui tendent à faire un sacrifice de toute mise à mort 296 . Il s’éloigne sensiblement des interprétations spécifiantes et paradigmatiques, qui selon lui érigeraient deux principes, « la communication avec le divin » et « la libération de forces redoutables », en fondements du sacrifice, alors qu’ils n’ont rien de spécifiquement sacrificiel. Dans de nombreux cas, l’abattage rituel se distingue du sacrifice au sens classique (maussien) : ainsi, la basmala (invocation du nom de Dieu)« ne constitue pas un moyen de consécration de la victime ; il s’agit seulement de dire “au nom de Dieu” » (p.89). La séparation (dhakât) établie par le biais de l’abattage rituel conduit à douter des interprétations « sacralistes » et à insister plutôt sur la place de la mise à mort rituelle dans le système théorique et pratique musulman. Confondre dhakât et sacrifice, ce serait prendre pour argent comptant une conception universaliste du sacrifice comme mode de communication entre l’humain et le divin.

Or, en islam, la complexité des distinctions touchant l’acte de mise à mort, en fonction des animaux, des contextes, des connotations, rend malaisé de parler de manière globale de « sacrifice », dont il n’existe d’ailleurs pas de terme générique en arabe : dhabîha (sacrifice et alliance) n’est pas équivalent à dhakât (mise à mort rituelle). D’autres termes encore existent, qui désignent plus spécifiquement la mise à mort rituelle des bovins et camélidés (dhabh) ou celle des ovins et caprins (nahr) 297 . Par contre, « une chose est sûre, toutes ces notions s’opposent à qatl, qui est le fait de donner la mort de manière non rituelle » et qui « sert également à désigner l’homicide » (Benkheira, 1999 : 70, et note 12 ; voir aussi le glossaire de l’ouvrage). En l’absence d’une mention explicite de la conformité de la mise à mort au canon rituel, on s’expose à commettre l’équivalent d’un homicide.

Toute mise à mort n’est pas sacrificielle, ou plutôt tout abattage hâlal, bien que rituel, n’est pas sacrifice : « le rituel ne constitue pas un ensemble de règles formelles et la licéité n’est la plupart du temps qu’une fiction ; elle résulte d’une présomption » (Benkheira, 1999 : 68). C’est l’élimination du sang qui fait passer l’animal abattu de l’état de cadavre à celui de viande ; c’est le cadavre qui pose problème, comme réceptacle d’une transformation radicale, d’une altération de l’ordre des choses. L’établissement de frontières qui séparent les choses les unes des autres prend, dans le cas des prescriptions morales et religieuses, un caractère de règle absolue : il est impossible de franchir ces frontières sans sortir, du même coup, d’un ordre divin. Le cercle vicieux de « l’illusion sacrificielle » est pointé : si l’on fait de toute mise à mort un sacrifice, on fait du sacrifice un fondement ; or, la diversité des usages rituels de la mort animale montre qu’il est impossible de s’arrêter à une conception unique, universelle du sacrifice (de Heusch, 1986).

Notes
296.

« si, en immolant une victime, l’homme communique avec le divin, ne doit-il pas croire que cette communication se renouvelle tous les jours, lorsqu’il tue un animal pour les besoins de son alimentation ? (...) En un mot, toute mise à mort d’un animal est un sacrifice » (Doutté, cité par Benkheira, 1999 : 89, note 47).

297.

Terme employé pour désigner les sacrifices rituels qui ont lieu au cours du pèlerinage à La Mecque (Chebel, 1995 : 330).