C’est l’intention qui compte

Ne peut-on sortir de l’alternative entre universalisme (du sacrifice) et particularisme (des modes de mise à mort) en relevant que certaines occasions de la mise à mort animale sont plus spécifiquement votives, tandis que d’autres ont plus à faire avec une procédure légale ? La notion d’intention peut nous y aider : l’abattage rituel n’est pas tout-à-fait sacrificiel car l’intention n’y est pas sacrificielle, au sens d’une démarche spécifique d’offrande. C’est alors d’autres éléments du rituel, tels que le statut de la victime et sa manipulation sacrificielle, ou les pratiques d’échange que permet le rituel, ou encore le caractère social de la commensalité, qu’il importe d’examiner. En introduisant la dynamique de l’intention, on sort d’une approche littérale du rite sacrificiel, qui le considère du strict point de vue du discours religieux, et qui dans le cas du kourban tel que pratiqué chez les chrétiens, soulève de nombreuses contradictions.

Cela nous aide à saisir certaines des difficultés que nous posent la ou les conceptions musulmanes de la mise à mort rituelle, en introduisant un élément d’analyse parfois négligé, parce qu’il replace le discours des « pratiquants » dans le jeu sacrificiel : l’intention. Le degré et la forme de l’intention rituelle jouent un rôle dans la qualification sacrificielle : de « bonnes intentions » peuvent s’avérer nulles et non avenues si elles dérogent aux prescriptions, tandis que le fait de se tenir étroitement dans le cadre prescrit peut suffire à valider l’action rituelle. Dans les pages d’El-Bokhâri consacrées aux fêtes, et donc aux rituels sacrificiels qui les accompagnent, précisément la rupture du jeûne, le Prophète est crédité de la distinction entre sacrifice et viande de boucherie : il n’est pas dit que cette dernière soit illicite à la consommation, mais elle n’est pas rituelle 298 .

L’un des points essentiels consiste à dissocier le principe de l’effusion de sang, qui constitue la règle de production d’une chair consommable, de l’intention spécifiquement sacrificielle de la mise à mort, qui fait le départ d’avec l’abattage rituel, en termes de consécration et de destin sacral de l’animal 299 . Le même impératif – souscrire à l’obligation de dissocier le sang du corps – implique une conception homogène des relations entre les hommes et Dieu lors de la mise à mort, mais donne lieu à des usages distincts, reposant sur de nombreuses nuances. En ce sens, il y a toujours une intention qui préside à la mise à mort : « l’intention de donner la mort et la consécration à Dieu sont des dimensions plus fondamentales de l’abattage rituel que l’effusion de sang » (Bonte, 1999 : 42).

En revanche, ni Benkheira ni Bonte ne voient dans « le type d’intentionnalité » un critère déterminant permettant de distinguer l’abattage rituel du sacrifice ; le fait que l’un et l’autre témoignent également d’une « intention » suffit à les ranger sous une espèce commune sans qu’il soit besoin de préciser l’intention elle-même. Les rapports d’intimité et d’identification qui se nouent entre le sacrifiant et la victime semblent pourtant conférer une spécificité au sacrifice par opposition au simple abattage rituel : « une fois que l’animal est kourban, on ne peut pas le changer » (Blagoev, 1996 : 76). Le sacrifice du Kourban Baïram ne se résout pas à l’abattage halal : il réalise l’intention votive au moyen de multiples prescriptions qui font du sacrifice le point nodal du rituel, autour duquel se déploient ses dimensions religieuses et sociales.

Notes
298.

« Le jour de la fête des sacrifices, après la prière, le Prophète fit un prône et dit : “celui qui a fait la même prière que nous et qui a accompli le même rite que nous a exactement rempli ses devoirs religieux. Mais celui qui aura pratiqué le sacrifice avant la prière n’aura pas accompli le rite”. Alors, Abou-Borda-Ben-Niyâr dit : “ô Envoyé de Dieu, j’ai égorgé mon mouton avant la prière ; je savais qu’aujourd’hui était un jour de boire et de manger, et j’ai voulu que mon mouton fût le premier mouton égorgé dans ma famille ; c’est pourquoi j’ai égorgé mon mouton et ai déjeuné avant de venir à la prière. – Ton mouton est un simple mouton de boucherie, répondit le Prophète » (El Bokhâri, 1903 : 313). Des ambiguïtés subsistent sur la question des limites du licite : « Les mets des gens du Livre vous sont licites ainsi que les vôtres les sont pour eux...­” (sourate V, verset 7). Ez-Zohri a dit : “il n’y a aucun mal à manger les animaux égorgés par des Arabes chrétiens. Si vous entendez invoquer sur ces animaux un autre nom que celui de Dieu, n’en mangez pas, mais si vous n’avez rien entendu, Dieu vous permet d’en manger, car il sait que c’est eux qui ont commis l’impiété” » (El-Bokhâri, 1914 : 14).

299.

La lisière entre sacrifice et abattage « artisanal » n’est jamais précise. Ainsi, Sauner-Leroy (2001) parle du sacrifice à propos du kourban, et de l’abattage chez les Arméniens. Encore une fois, on serait tenté de penser qu’en l’absence (somme toute normale) de définitions catégoriques ou objectives, il faudrait accorder plus d’importance à l’intentionnalité ou à la perception subjective pour saisir cette lisière.