4) Le Kourban Baïram : pardonner et donner

Le Kourban Baïram, « Fête du mouton » ou « Fête du sacrifice » (Ayd-al-kabîr en arabe), constitue l’une des traditions majeures du monde musulman (Brisebarre, 1998 ; Bonte, Brisebarre, Gokalp, 1999 ; Blagoev, 2004). Il est célébré au dixième jour du « mois du pèlerinage » (dou-al-hijja), son début coïncidant avec le troisième jour du pèlerinage à la Mecque (Blagoev, 2004 : 96). Dans le monde entier, les « familles musulmanes commémorent le sacrifice d’Ibrahîm/Abraham en immolant l’animal du rachat avant d’en partager et consommer la chair » (Brisebarre, 1998). La fête concerne l’ensemble de l’Umma, la communauté des croyants, et « symbolise la confraternité abrahamique » (Chebel, 1995 : 166) : cette universalité est fortement présente à l’esprit de ses pratiquants, qui précisent souvent que « le jour du Baïram, il n’y a aucune différence entre les musulmans de tous les pays » (Hakim Bekir, hodja).

Par ailleurs, le Kourban Baïram est avant tout une célébration familiale, dans laquelle le chef de famille immole une offrande au nom de sa famille. Symbolisant le renouvellement de l’alliance abrahamique, la fête est simultanément une occasion de réunir la communauté et la famille, et de retisser les liens entre personnes : lors du Baïram, il est notamment de mise de se pardonner les griefs accumulés au cours de l’année. L’usage coutumier de partager l’offrande en trois parts sensiblement égales évoque bien les différents sens du sacrifice mis en œuvre lors de la fête : la première est offerte en aumône aux pauvres, la seconde est distribuée aux proches, amis, collègues et voisins, la troisième est destinée à la consommation personnelle de la famille.

Dolni Voden est un gros village d’environ 7000 habitants majoritairement musulman (Turcs et Bulgares musulmans), et un quartier d’Asénovgrad, ville de laquelle il est éloigné de quelques kilomètres, au pied du Rhodope commençant. Le jour du Kourban Baïram y commence par la prière du matin : tous les hommes du village, jeunes et vieux, se doivent d’y assister. Ils ont souvent revêtu leurs habits du dimanche, pour l’occasion. Ce jour-là (16 mars 2000), un grésil tenace accompagne les fidèles. Alors que la prière, complétée d’une prière spéciale pour le Baïram, se termine, les membres du vakâf, le comité des œuvres religieuses, attendent dans la cour où une quête est organisée. Quelques femmes et enfants tsiganes attendent aussi : le Baïram est un jour de charité.

Sharif, le hodja, sort parmi les premiers, avec un petit groupe. Ils sont tout sourire, discutent, se congratulent, se font des accolades et prennent place dans la rue. Le hodja rayonne : chacun lui baise la main, lui leur baise le front. Au fur et à mesure que les hommes sortent, après avoir effectué les dons qui seront reversés à la mosquée, ils remontent ainsi la file, saluant leurs correligionnaires, échangeant quelques paroles et s’alignent à leur suite dans la rue, le hodja en premier, puis les anciens, enfin les plus jeunes, de telle sorte qu’une sorte de file des générations occupe bientôt toute la rue. Une chaîne humaine que tous parcourent, se serrant les mains, s’embrassant, dans une ambiance de joie digne, sans ostentation. À l’occasion du Baïram, les hommes s’accordent ainsi mutuellement leur pardon entre générations, parents, connaissances (Blagoev, 2004 ; Bokova, 2004 : 26-27), puis chacun rentre à la maison.