Un « homme sage » à la « main légère »

Ioseïn, un septuagénaire alerte, est un kolatch (sacrificateur), l’un de ces spécialistes reconnus pour avoir la « leka râka » (main « légère », expérimentée et habile), c’est-à-dire une compétence technique sacrificielle. Ce retraité, frêle d’aspect, égorgera une vingtaine de bêtes dans le voisinage, ce jour-là, en échange d’une modeste rétribution. Le sacrificateur doit impérativement avoir fait ses ablutions, ainsi qu’il est de mise avant la prière. Il est généralement de mise que l’homme le plus âgé de la maison effectue lui-même le sacrifice : l’égorgement se fait en famille avec des proches, mais si le chef de famille ne souhaite pas, pour quelque raison que ce soit (manque de savoir-faire, réticence), accomplir le sacrifice lui-même, un égorgeur est sollicité. Passée la rivière, nous arrivons dans le quartier d’Ioseïn. Il a du travail, et tout se déroule selon un enchaînement habituel pour lui et ses « commanditaires ». Nous pénétrons dans la première maison pour laquelle il doit officier : après les salutations échangées avec la maîtresse de maison, qui s’apprête elle aussi à une journée bien remplie, nous nous dirigeons dans la cour, vers le garage où attend le bélier sacrificiel, maintenu par une corde.

La partie droite de l’animal est teinte, de la tête à la queue. Trois rayures lui balafrent le flanc ; la tête aussi, et le cou, sont enduits d’un henné roux-marron. C’est ce côté droit qui sera offert, qui doit être donné, l’autre partie servant à confectionner le repas rituel. L’animal a été acheté quelque jours avant au marché, la veille les femmes se sont occupées de « l’embellir ». Ioseïn le saisit tranquillement au collet, lui adressant quelques mots d’une voix apaisante, le caressant. Il le guide vers une coupelle d’eau dont l’animal doit boire un peu, « pour ne pas souffrir de la soif » et lui donne un morceau de pain, « pour ne pas partir le ventre vide ». Des gestes de bonté et de dignité qui renvoient aux rites d’hospitalité : on donne à boire avant d’égorger, de même que l’on sert celui qu’on accueille 300 . Pendant ce temps, il prend le couteau enveloppé dans un mouchoir blanc, un couteau consacré par le hodja et qui ne sert que pour cette occasion, puis déroule le mouchoir.

L’un des membres de la famille appose le mouchoir sur les yeux de l’animal, qui ne doit pas voir le couteau, puis est dirigé vers le trou creusé dans la cour pour recueillir le sang sacrificiel – le même qui est utilisé pour chaque kourban – et couché au bord, sur le flanc gauche, la tête tournée vers la Mecque. Ioseïn récite ensuite deux versets du Coran 301 , qu’il termine par le bismillâh (« au nom d’Allah »), l’invocation du nom de Dieu, condition sine qua non du kourban, qui donne explicitement la raison du sacrifice. Le bismillâh sanctionne chaque mise à mort, et rend la mise à mort hallal : la chair d’un animal tué sans cette invocation est impropre à la consommation. Par trois fois, Ioseïn coupe à blanc la gorge du bélier 302 , puis il pénètre doucement mais fermement dans la chair.

L’effusion de sang est immédiate, le silence est seulement ponctué par les tressautements de l’animal. Le couteau s’arrête à la nuque, puis l’animal est déposé à terre : il mourra de s’être vidé de son sang. « La viande est meilleure si la mort est lente », précise Ioseïn, sous-entendant que l’animal doit expirer tranquillement et perdre tout son sang. Autour du kolatch, l’activité reprend tranquillement après la mise à mort, moment à la fois intense et calme, d’une tranquille solennité. Toute la maisonnée a assisté à la scène, le sacrifice de son kourban, son offrande. Ioseïn effectue ensuite le geste rituel qui consiste à se passer les deux mains sur le visage, à se laver le visage. Puis il nettoie le couteau, et le replie dans le mouchoir : il y restera jusqu’au prochain Baïram.

Kourban Baïram, Dolni Voden, 16 mars 2000.

L’offrande, les yeux masqués par un mouchoir, est menée près du trou puis égorgée, après avoir été consacrée à Allah. Il faut avoir la « main légère » (léka râka).

L’ambiance est plus détendue, on estime que tout s’est bien déroulé, et on se souhaite encore une fois une bonne fête. Ioseïn reçoit sa rétribution tandis que le chef de famille vante ses mérites : « il sait (toï znae) car il est âgé et sage. Sa main est légère (leka râka), il ne fait pas souffrir les bêtes ». Le savoir-faire consiste à assurer le passage de la vie à la mort avec maîtrise et respect pour l’animal : « ce n’est pas donné à tout le monde d’être un maître du kourban » (« ne vseki moje da e maïstor za kourban », cité par Bokova, 2004 : 31, note 6). Nous sommes ensuite invités à entrer dans la maison : la fête commence, et les femmes ont déjà préparé des baklava (gâteaux trempés dans le sirop) des mekitchki (beignets) à distribuer aux invités et visiteurs, et que les enfants iront même offrir dans la rue aux voisins. Ioseïn est reparti vers une autre maison : du travail l’attend.

Dans la cour, un autre travail commence : le bélier est dépouillé de sa peau, suspendu, éventré, vidé. Les hommes agissent rapidement, les femmes font d’incessants va-et-vient entre la cour et la cuisine. Les abats, morceaux de choix, seront grillés, puis mangés dans la foulée, entre soi. Il arrive qu’on réserve au père de famille une partie de la victime sacrificielle, par exemple le rein droit, notamment lorsque l’on estime nécessaire d’accomplir un jeûne rituel avant le sacrifice : ce sera alors la première consommation de viande (iftar, Blagoev, 1996 : 79). Les chairs sont débitées, triées, les intestins lavés, puis tout sera réparti en fonction des plats traditionnels que l’on souhaite confectionner : chkembe tchorba (soupe de tripes), pârjoli (côtelettes), bourkani (bocaux à conserver), etc. Ce sont les femmes qui assurent la cuisine, la véritable transition entre le sacrifice et le repas familial. La peau sera offerte à la mosquée, qui en tirera un revenu reversé aux « bonnes œuvres » (en général religieuses : charité, restauration des lieux de culte, aide à l’enseignement religieux, voir Bokova, 2004 : 27).

Quant aux chairs promises « en offrande », elles seront amenées, crues, aux voisins, ou offertes aux visiteurs. C’est en accompagnant la jeune fille de l’une des familles de Dolni Voden allant remettre une portion du kourban à des voisins chrétiens, que j’observe la mise en œuvre d’une distinction implicite entre le cru et le cuit, la chair que l’on offre conformément à la prescription lors d’une transaction religieuse formelle, et le repas que l’on réserve aux invités, aux proches, ceux vis-à-vis desquels on ne se sent pas en devoir de représentation : l’offrande se distingue de l’hospitalité en quelque sorte. Nous cheminons dans les ruelles du quartier, suivant la démarche pressée de l’adolescente. Elle porte dans un sachet transparent une portion de viande qui peut bien peser un kilo.

Nous arrivons à un pavillon dont elle interpelle les occupants, affairés dans leur jardin : sans cérémonie, elle leur explique ce qu’ils savent déjà (c’est jour de fête, il faut montrer à ses voisins qu’on les respecte, etc.), puis leur offre la viande. De brefs remerciements, une formule de politesse, et chacun vaque à ses occupations. C’est ainsi que, chaque année, la chair du sacrifice passe de main en main, dans le quartier, entre voisins, entre amis, sans distinction de religion. Rien dans ce geste d’offrande ne témoigne d’une profondeur rituelle particulière : offrir est une étape du Kourban Baïram. Moi-même, je me vois remettre par la famille de l’imam de Dolni Voden environ 500 grammes de viande crue, emballée dans du cellophane, à mon usage personnel.

Notes
300.

A titre d’exemple : ‘Ashoura est une fête shî’ite qui commémore le martyre d’Hussein, petit-fils du Prophète, que l’on a assoiffé avant de le tuer.

301.

Les versets 79 et 162 de la sourate En’am (Blagoev, 2004).

302.

Tout comme Ibrahim ne parvenait pas à entailler la gorge d’Ismaël.