Sacrifier : être un homme…

Les kourbani réalisés pour le Baïram et Akika s’inscrivent dans « un système sacrificiel global, très présent dans la culture des Bulgares musulmans (kourban de construction, pour la sécheresse, comme pratique pastorale, pour hatim, pour le mariage, l’enterrement, etc.) » (Blagoev, 1996 : 82). La répartition des chairs obéit à des principes établis : une part pour la famille, une part pour les proches (voisins, amis), une part pour les pauvres. D’autre part, on rappelle presque systématiquement « ce qui convient » en termes de qualité et de quantité, soit ce qui est propice au kourban ou pas : un bélier adulte mais jeune, muni de belles cornes, est le mieux adapté. L’animal doit avoir environ un an, et « être aussi grand que sa mère ».

Dans tous les cas, l’animal est un mammifère, un animal domestique, qui doit avoir passé la prime enfance, soit, si l’on extrapole, être en âge de procréer lui-même. Les petits « animaux », les ovins, sont censés servir de kourban à une famille entière (un chef de famille et ses descendants directs), là où le gros bétail (dobitâk), veau, vache, bœuf (de même qu’un chameau) peut représenter sept familles. Le Kourban Baïram est considéré comme l’une des expressions rituelles du zekât, la charité, l’un des cinq fondements de l’islam, à tel point que l’un (le kourban) est pratiquement confondu dans l’autre (le zekât) : le Baïram devient une sorte de zekât par excellence. Dans les manuels d’initiation aux principes de l’islam (Öztop, 1997) 303 , le kourban est cependant clairement inséré dans la partie concernant la cinquième obligation de l’islam, le hadj (pèlerinage) 304 .

Sous cet angle, le sacrifice n’est pas spécifiquement lié à l’aumône, et se présente davantage comme une pratique sociale et morale, liée à un moment de pardon mutuel, de renforcement des liens familiaux et amicaux, et de demande d’aide et de soutien à Allah. S’il fait partie des obligations (vacib - vadjib) à partir du moment où le croyant est en mesure de s’y soumettre 305 , le kourban est un ibadet (rituel, obligation) dont l’accomplissement reste soumis à une appréciation personnelle sans que cela remette en cause l’appartenance à l’islam, à la différence du farz (commandement) dont la non-observance signifie de fait que l’on n’est pas ou plus musulman. Il ne constitue donc pas une obligation absolue, mais relative.

Les conditions rendant le sacrifice obligatoire sont : être musulman, libre et dans la possibilité économique de le faire, ne pas être en déplacement, être sain d’esprit, sage et adulte. Ces conditions recoupent l’image de l’homme accompli, en pleine possession de ses moyens, ainsi qu’il est requis d’un « vrai » musulman ; les enfants n’étant pas considérés comme religieusement mûrs, la pratique du kourban fait partie des obligations contractées par l’individu devenu majeur sur le plan religieux (Blagoev, 1996 : 71). L’image qui vient à l’esprit est celle d’un chef de famille, accompli tant sur le plan familial que social : la pratique du kourban implique l’individu accompli comme membre d’une famille, d’une « localité » (quartier, village), d’une socialité (amis, voisins, collègues), enfin d’une communauté religieuse (l’Umma) 306 .

Le rituel met en scène la famille et la maisonnée comme appartenant à une communauté localisée (village, quartier) en même temps qu’universelle ; son unité morale est représentée par le chef de famille, qui s’est rendu à la prière du matin, a acheté l’animal et l’a sacrifié. Le sacrifice définit et sépare les domaines et les tâches : les femmes et les enfants sont impliqués dans le rituel et la festivité qui l’entoure, mais c’est l’homme qui fait le lien entre la dimension religieuse et la dimension sociale, entre la famille biologique et la famille spirituelle, entre la maison et la mosquée. Il est le principal détenteur de la charge rituelle du kourban, et le médiateur du sens qui circule entre l’univers religieux et l’univers domestique. Il assume et atteste la norme religieuse du rituel, et se voit normalisé par lui comme « bon musulman », selon les critères de la maturité religieuse déjà évoqués.

Kourban Baïram, Samokov, 28 avril 1996.

Si le Kourban Baïram comme célébration de la famille met au premier plan le père, qui témoigne par là de son honorabilité et de celle de ses proches, c’est en raison de l’accent particulier mis sur le geste sacrificiel : ce dernier est une obligation, il revient naturellement à l’homme de la maison de l’accomplir. La conception musulmane traditionnelle qui veut que le chef de famille soit aussi crédité de l’autorité religieuse, permet en outre une autonomie théorique vis-à-vis des autorités religieuses, tant en ce qui concerne le déroulement matériel du Kourban Baïram que le processus de sacralisation de l’offrande : on sacrifie à la maison, et la mosquée en tant qu’institution ne joue pas de rôle-clé dans un rituel qui relève essentiellement de la pratique familiale.

Cette normativité sacrificielle laisse quelque peu dans l’ombre les autres composantes et les autres acteurs du rituel : or, tout comme il n’est pas seulement zekât parce qu’il implique des actes et des significations bien plus généraux que l’aumône, le Baïram ne tient pas tout entier dans le sacrifice, et il ne se résout pas à la fonction sacrificielle du chef de famille. La notion d’intégrité s’applique également à la famille dans sa totalité, plus précisément la « famille complète » (pâlno semeïstvo, Bokova, 2004), dont les membres (parents et enfants ainsi que leurs familles, sur trois générations), s’ils ne vivent pas dans la même localité, se réunissent à tout le moins à l’occasion du rituel : « les Turcs d’Asénovgrad vivant dans d’autres villes bulgares, reviennent obligatoirement pour la fête » (ibid., p.28). A fortiori dans un contexte de forte mobilité qui voit la multiplication et la diversification des parcours individuels comme des parcours familiaux, « la pratique joue un rôle important dans le maintien de la lignée consanguine [krâvnorodstvenata linija] et de la lignée par alliance » (ibid., p.29).

Notes
303.

Un de ces manuels bilingues turc-bulgare qui abondent dans les mosquées depuis la fin du régime socialiste.

304.

Rappelons, aux côtés du zekât et du hadj, les trois autres obligations, ou fondements : kelime-i-chehadet (profession de foi), namaz (prière), oruç (jeûne).

305.

« Vacib – vadjib : c’est une obligation dont l’accomplissement est indispensable. La non-observance du vacib entraîne un châtiment, car accomplir le vacib est comme le farz (commandement). La différence est que celui qui refuse le farz sort de l’islam, tandis que celui qui refuse le vacib ne sort pas de la religion musulmane, mais devient un grand pécheur et s’expose au châtiment. Des exemples pour vacib : non accomplissement de la prière du baïram, ne pas égorger le kourban, ne pas prier au fitâr, ne pas donner au sadaka-fitâr » (Öztop, 1997 : 38).

306.

Cet enchevêtrement de ritualités « particulières » et « universelles » est bien perceptible dans le monde musulman : « le chef de famille qui sacrifie le jour de l’Ayd al-kabîr accomplit donc un devoir religieux au travers duquel il se rapproche de Dieu, mais aussi, nous semble-t-il, par lequel il recherche une authenticité, une vérité profonde, celle de l’être musulman identifiable à la communauté musulmane d’appartenance, la umma » (Mahdi, 1999 : 284).