Le Kourban Baïram se pratique ainsi « en famille » : il réunit le jour-même la famille élargie autour de la table rituelle ; il sollicite l’ensemble de la maisonnée pour différentes tâches, qu’il s’agisse d’apprêter l’offrande, de l’immoler, de la transformer en nourriture ou en don. Il situe et représente la famille dans son voisinage, son quartier, la communauté religieuse. Plus largement, le kourban personnel, privé ou familial, constitue un marquage de la temporalité familiale, des événements vécus par la famille. Nombre d’éléments suggèrent la relation étroite établie entre le Kourban Baïram et le foyer. Ce jour-là, aucun égorgement n’a lieu à la mosquée ou dans la cour de la mosquée (qui peut cependant servir au kourban dans d’autres occasions) ; de même, les obchti kourbani (communs) ne sont en général pas de mise lors du Baïram.
L’animal choisi est gardé par la famille avec soin, qu’il fasse partie d’un troupeau personnel ou qu’il ait été acheté pour l’occasion, quelques jours auparavant. La veille du sacrifice, une femme de la famille (dans le cas de la famille de Ioseïn, son épouse âgée de 72 ans à l’époque) le teint au henné, selon un procédé précis : le tour des yeux, la colonne qui divise l’animal de la tête à la queue, trois bandes sur le flanc droit, de telle sorte que cette « préparation » de l’animal à son rôle de kourban est une affaire de famille.
On dit que souvent, l’animal tremble au moment où il est oint : « il se sent déjà kourban » 307 , il est marqué, désigné, et il saura ainsi, dans l’autre monde, qui est son propriétaire. L’application du henné, signe de la promesse et de la dévolution 308 , rappelle les ornements rituels du mariage 309 : une tante du côté du père, ou la femme du frère du père est chargée d’enduire les cheveux, les doigts ainsi que les pieds de la mariée, « là où cela se voit », comme le précise la fille de Ioseïn. De même, une femme décédée est marquée au henné avant son inhumation : on dit que sinon la terre ne l’accepte pas. C’est, avec le lavement et l’habillement du corps (accompli par les hommes si le défunt est un homme), une partie du rôle des femmes lors des cérémonies funéraires, alors qu’elles n’assistent pas aux offices religieux, et sont même tenues de rester à la maison.
Si les hommes sont les « officiants », en l’occurrence les sacrifiants et les sacrificateurs, ceux qui transforment l’offrande en chair, les femmes jouent un rôle essentiel avant (transformation de l’animal en offrande) et après le sacrifice (transformation de la chair sacrificielle en repas). Les égards qui entourent la mise à mort (donner un peu de pain et d’eau à l’animal pour qu’il « ne parte pas le ventre vide »), les paroles qu’on lui prodigue attestent du respect qui entoure le kourban de la famille, devenu l’un de ses membres par métonymie. Ils ont aussi pour but d’obtenir son consentement : le fait qu’un animal refuse la nourriture ou se montre nerveux est le signe qu’il refuse de mourir ou qu’il reproche quelque chose à sa « famille ». De même, on ne doit pas le forcer à se rendre à l’endroit où doit avoir lieu la mise à mort. L’animal sacrifié est choyé parce qu’il est un émissaire auprès d’Allah : c’est lui qui aidera le sacrifiant, ou celui pour lequel le kourban a été promis, à franchir le pont vers le paradis, juché sur son dos. Ce « véhicule » guide les morts, les aidant ainsi à surmonter leurs fautes et les éloignant de l’enfer.
Dans certains cas, lorsque le nombre d’invités est très important, et que le kourban leur est intégralement réservé, le sacrifiant et sa famille n’ont pas le droit d’en manger, à moins de le racheter en donnant l’équivalent en argent à un pauvre. Cet interdit vaut surtout pour le kourban akika, car on considère que le nourrisson et son kourban sont une seule et même personne. D’autre part, on croit qu’un seul des kourbani réalisés au cours d’une vie sera accepté par Allah et servira à franchir le pont Sirat qui mène au paradis : ainsi, il faut réaliser chaque sacrifice avec la même ferveur (Blagoev, 1996 : 75). A la différence de la pratique du kourban chez les chrétiens, l’animal est ainsi crédité d’une fonction surnaturelle spécifique, d’un destin dans l’au-delà, qui le lie personnellement à son « bénéficiaire » humain. Acquérant ce caractère psychopompe, il n’est donc pas seulement « détruit » par le sacrifice : il vit d’une autre manière, sur un autre plan.
On a coutume de penser que « l’état d’esprit » de l’animal promis est déjà sacrificiel : un Karakatchane de Sliven commentait ainsi le kourban de saint-Georges : « quand on a promis l’agneau devant l’icône, le matin quand on va lui donner à manger, il est toujours tranquille. Il est déjà promis ».
Relevons aussi que c’est Sarah qui habille et enjolive Ismaël avant le départ pour son sacrifice, avec son père. Ibrahim exige qu’Ismaël soit baigné, habillé de neuf, et parfois enduit de henné (kânosan, kâna) : « et ils lui mirent du henné sur les mains et les pieds, car ils allaient égorger l’enfant kourban » (Blagoev, 1999 : 323).
L’identification de la victime sacrificielle à la jeune mariée est également fréquente chez les orthodoxes, qui estiment parfois que l’on doit choisir l’animal comme on choisirait une épouse : « the proud beauty of the lamb [is] compared to that of a bride on her wedding day. This complex series of images links the young bride, the sacrificial lamb and the new anastenarissa » (Danforth, 1989 : 90). Cette dimension du choix n’est pas sans évoquer une conception du sacrifice comme acte de propriété, lors duquel on signale son statut de possédant tout en renvoyant les possessions à une origine divine.