L’intention entre personnification et universalité

Qu’il s’agisse des pratiques chrétiennes ou musulmanes, la notion d’intention permet d’inscrire la mise à mort dans une perspective sacrificielle. Elle implique les acteurs du rituel, la communauté et l’offrande elle-même, qui est censée participer de cette intention par son assentiment. On explique ainsi que « le mouton va tout seul à l’endroit où il doit être égorgé » ou bien qu’« il est serein et calme avant de mourir » ; on atteste son accord par différents moyens : caresses, offrande d’une dernière poignée d’herbe, de pain et d’eau.

Cette intention convergente du sacrifiant, du sacrificateur et de l’offrande est certainement un trait distinctif du « faire sacrifice » par rapport à d’autres modes de mise à mort. Une première inflexion peut être relevée : dans le sacrifice, l’offrande est choisie et identifiée ; dans l’abattage la victime est aléatoire et anonyme. L’abattage rituel constitue une procédure technique de « mise en conformité » sanctionnant un ordre naturel fondé en Dieu : on s’y soucie uniquement d’assurer comme il faut le passage de la vie à la mort. L’animal et son exécuteur ne font que se côtoyer, le temps d’accomplir l’opération, sans que cette proximité engage l’un vis-à-vis de l’autre.

Le sacrifice, quant à lui, repose sur une manipulation préalable du statut de l’animal, unissant celui-ci à l’homme et lui assignant un dessein religieux spécifique, notamment psychopompe. Ce lien dépasse largement le problème de la mise à mort : l’animal sert au salut du sacrifiant et de sa famille, il assume et représente une part de la trajectoire personnelle du croyant ; dans les jeux d’échange et d’invitation à consommer le repas sacrificiel, la chair de l’offrande est directement mise à contribution dans la représentation sociale des sacrifiants. La mise à mort ne revêt pas le même caractère, et n’a pas le même sens, selon qu’elle remplit une fonction strictement technique ou qu’elle sert des fins spirituelles explicites : ainsi de l’obligation de charité accolée au sacrifice, qui n’est pas présente dans l’abattage rituel.

Dans certains cas, c’est même l’intégralité du produit du sacrifice qui doit être distribuée, obligation de charité totale qui signale que l’on est alors davantage dans le registre sacrificiel que dans celui de l’abattage rituel. Certains kourbani doivent être expressément offerts dans leur intégralité : les sacrifiants s’interdisent d’en manger, sous peine de tomber malades et de mourir 310 . Dans tous les cas, la commensalité joue un rôle dans la qualification de la mise à mort comme licite : elle justifie le caractère d’offrande, car on n’égorge pas pour soi et on ne saurait manger un kourban pour soi ; cela reviendrait à se manger soi-même.

Ainsi, « des conceptions religieuses et domestiques, bien qu’imprécises mais traditionnellement affirmées, définissent la consommation de l’un des éléments les plus importants – la viande. Les animaux domestiques sont égorgés uniquement à des fins et dans des temps déterminés. Le paysan est de loin le moins enclin à consommer de la viande, car cela signifie manger son propre bien (stokata) » (Gavrilova, 1999 : 79, je souligne) 311 .

Sacrifice et abattage rituel traduisent des contextes, des intentions, des situations religieuses et sociales spécifiques, même si les limites entre les deux modes de mise à mort ne sont pas aussi claires que dans une typologie d’inspiration durkheimienne opposant sacré et profane. Le sacrifice musulman force à penser les choses autrement qu’en fonction de ces catégories classiques, comme si la différence entre abattage rituel et sacrifice relevait davantage d’un dégradé que d’un trait. On peut considérer le sacrifice comme un processus rituel spécifique que la mise à mort sert mais ne clôt pas, visant avant tout à établir une communauté de destin entre l’offrande et son sacrificateur, mais aussi entre commensaux.

Comme il a déjà été relevé, dans la critériologie subtile des devoirs du fidèle musulman, le sacrifice est rangé dans la catégorie des prescriptions auxquelles on peut se dérober sans pour autant remettre en cause l’appartenance à l’islam, appelées ibadet, sensiblement différentes des obligations dont la non-observance exclut de fait de l’umma (farz). N’étant pas une fin en soi, la mort est censée, dans le cas du sacrifice, influer directement sur le destin individuel et collectif, ce qui n’est pas le cas dans l’abattage rituel : il semble ainsi que dans le sacrifice, le statut de la victime ne se résume pas au légalisme de sa mise à mort.

Une approche du sacrifice non spécifiquement centrée sur la mise à mort, mais considérant la globalité des opérations de conversion mises en œuvre par le biais du rituel, permet de qualifier davantage ce qui « fait » sacrifice ou pas, plutôt que de déceler a priori « du » sacrifice. Si l’on se penche sur les différentes modalités de la mise à mort animale, il semble qu’elle relève explicitement du sacrifice lorsque, d’une manière ou d’une autre, s’est établie une relation de propriété, d’identification par possession, entre la victime et le sacrifiant : c’est une part de soi-même, en tant qu’individu ou membre d’une communauté, que l’on sacrifie.

L’idée d’« identifications successives » (Laburthe-Tolra, Warnier, 2003 : 183) procédant d’intentions sacrificielles, permet de caractériser le sacrifice comme pratique d’abattage spécifique parmi toutes celles qui pourraient de près ou de loin lui être assimilées, rendant parfois problématique l’usage du terme même de sacrifice. Le rapport établi avec l’offrande, les degrés d’identification de l’animal à l’homme, en d’autres termes la logique de la substitution, du transfert de la valeur dans des objets réceptacles, de même que la dimension festive et les processus circulatoires qui entourent le rituel (dons, échanges, rétention, transactions, etc.), sont autant d’éclairages permettant de distinguer le fait sacrificiel de la seule mise à mort, qui prend son sens dans les usages votifs, communiels, transactionnels qu’elle permet.

Notes
310.

C’est surtout le cas des kourbani votifs, liés au rachat d’une faute ou d’un malheur personnel : l’offrande est intimement liée à ce à quoi ou qui elle se substitue, et prend sur elle cette faute ou ce malheur. Ce registre de don « intégral » n’est pas tant une abstinence qu’une mesure d’éloignement, d’expulsion, dont on trouve beaucoup d’équivalents rituels dans les traditions balkaniques. Ainsi des rites d’éviction de la peste : dans certains d’entre eux, on part dans la nature dans une cacophonie censée attirer la peste (appelée baba Chuma) hors du village, puis on revient dans le plus grand silence : la peste est ainsi écartée.

311.

De même, dans l’exemple libanais, « la viande, qui donc est très appréciée, est un aliment festif associé aux célébrations religieuses et à certains rites de passage. On ne tuera pas par conséquent un mouton pour assouvir des besoins strictement alimentaires. L’abattage correspond à un besoin de fête et de cérémonie réglementé par le calendrier festif » (Kanafani-Zahar, 1999a : 140-141).