II La domestication de la mort animale

1) Le statut de l’offrande : frontières floues entre l’homme, l’animal et le saint

L’animal, « bon à tuer » ou « bon à sacrifier » ?

On sait l’importance, pour les monothéismes, des systèmes classificatoires du monde animal et végétal en fonction de leur comestibilité, ainsi que des modes d’accès à cette comestibilité (Douglas, 2001), dont le sacrifice fait partie. L’Ancien Testament abonde en règles de conduite alimentaire, insistant notamment sur l’état transitoire du vif au nutritif que constitue l’animal mort : « de leur chair vous ne mangerez pas et à leur cadavre vous ne toucherez pas : ils sont impurs pour vous » (Lévitique, XI, 8). Cette question, à laquelle le sacrifice et l’abattage rituel constituent des réponses rituelles, occupe fortement le judaïsme et l’islam, qui l’entourent d’abondants commentaires et de nombreuses prescriptions, et le christianisme plus indirectement.

Si « la religion intervient chaque fois qu’il est question pour le groupe d’entrer en contact avec l’autre – soit avec l’animal, soit avec la mort, soit avec l’étranger » (Benkheira, 1999 : 67), le christianisme n’a pas développé de doctrine explicite en matière de mort animale, prônant au contraire une « abrogation des interdits alimentaires » (Assouly, 2002 : 35-49). En revanche, il existe un bestiaire chrétien d’une grande richesse, puisant abondamment à la source vétérotestamentaire, et reprenant la critériologie symbolique en général, sacrificielle en particulier, des animaux « classificatoires » des Hébreux, à commencer par l’agneau mystique 312 . Au début de la période des kourbani, à la saint-Georges, les animaux sacrificiels sont des agneaux, mâles ou femelles. Cette fête très suivie est inscrite dans l’économie pastorale et les bergers prévoient de disposer de suffisamment d’agneaux : la plupart des agneaux naissent aux alentours de février pour que, compte tenu de la période d’allaitement, on n’ait pas trop de bêtes à nourrir avec des fourrages, en hiver.

On peut discerner les animaux « bons à sacrifier », victimes préférentielles qui font l’objet d’un choix plus ou moins explicite, des animaux simplement « bons à tuer », dont le statut non seulement interdit le sacrifice mais commande parfois le meurtre, et enfin des animaux tout simplement interdits. Dans les religions du Livre, le sacrifice joue un rôle de transition d’une foi à une autre : ce que fait le sacrifice comme opérateur de transformation ou de conversion peut être saisi au travers de ces statuts différents de l’animal face à la mort qu’on lui inflige. Parmi les animaux sacrifiables, il y a des critères de pureté et d’impureté : une économie propre aux animaux domestiques qui rend l’agneau et le bœuf sacrifiables mais pas le chien, le cheval ou le porc.

La question du mode de mise à mort est aussi celle du statut de la victime, et du choix d’un « objet » privilégié qui va subir les transformations nécessaires au travail rituel. Si le sang sacrificiel s’oppose au sang sauvage, il varie aussi selon les représentations du « vivant » dont le sang est versé : le mouton pour les musulmans et l’agneau pour les chrétiens sont des victimes particulièrement valorisées ; le taureau fait partie des animaux dont le sang sacrificiel est légitime, tout en renvoyant à des pratiques sacrificielles païennes : entre tradition fondatrice et archaïsme idolâtre, le statut du taureau sacrificiel est ambigu. Par contre, d’autres animaux, tels le cochon, n’ont pas d’identité sacrificielle, ou plutôt s’inscrivent à rebours du sacrifice, et en esquissent comme le négatif.

Enfin, on trouve de multiples autres animaux sur la « scène kourbanique », dont les usages correspondent à autant de variations rituelles : volailles pour les sacrifices de fondation, poissons en période de carême, etc. Indice de la sédimentation d’une multitude de traditions en une pratique cohérente, les prescriptions alimentaires chrétiennes sont transposées en kourbani : le poisson est requis pour le kourban de saint Nicolas (Nikoulden) et lorsque le jour du kourban tombe un vendredi. Il arrive qu’on le pratique aussi en période de carême 313 , bien que dans ce dernier cas, on fera plutôt un kourban maigre, sans victimes animales, par exemple une soupe de haricots (fassoul) 314 .

Notes
312.

« Dans le culte israélite, on sacrifiait souvent un agneau pour la purification des péchés » (Duchet-Souchaux et Pastoureau, 1994 : 18).

313.

Le statut physiologique de l’animal joue un rôle dans sa mise à mort, notamment en ce qui concerne la gestion du sang : certains animaux, tels que les grenouilles ou les escargots, ou encore les poissons, « ne saignent pas ». « Considérés comme des non-viandes dont la consommation était autorisée en Carême, ils flottent en une zone floue, sorte de limbes entre animal et végétal où la mort comme acte essentiel modifiant le statut d’un être animé n’a pas de sens » (Méchin, 1991 : 53).

314.

Sur les bords flous du bestiaire kourbanique, on dira qu’il est possible de sacrifier des volailles, des oiseaux voire même de confectionner un kourban d’écrevisses (information recueillie à Dragouchinovo, région de Samokov) ! Par contre, ceux pour qui « le sang doit couler » lors du kourban démentiront que les poissons ou les crustacés soient des victimes adéquates. D’autres évoqueront une conception populaire qui veut que l’on ne doit pas choisir une poule, parce que cet animal jette la terre en arrière avec ses pattes et « marche en arrière », risquant alors de « faire marcher la maison en arrière ». On relève une partition des rôles en fonction des animaux : le bétail, petit (chèvres, moutons, etc.) ou gros (bovins) relève principalement de la sphère masculine, les petits animaux de basse-cour (poules, etc.) sont davantage à la charge des femmes. En termes d’économie sacrificielle, si la plupart des kourbani ont comme offrande préférentielle des ovins, voire des bovins, certaines pratiques rituelles, en général associées à l’expression de la féminité, et entourées de prescriptions ou interdits visant les hommes et le rapport aux hommes, requièrent l’immolation de poules, accomplie par les femmes. L’exemple le plus connu est ce que l’on nomme « l’église des poules », kokocha tsârkva, rite féminin lors duquel des poules sont égorgées et préparées en un repas rituel (Popova, 1995).