L’exemplarité, entre prescription et construction au coup par coup

En acquérant le statut de kourban, l’animal fait l’objet de représentations symboliques qui l’identifient parmi les autres animaux et au sein du dispositif votif. Mais tout comme on a vu que la mise à mort ne s’accompagne pas toujours de règles rituelles formelles, la nature de ce statut, et donc le degré de sacralité de la victime, sont variables. Il n’est pas facile de saisir dans la pratique cette dimension symbolique du choix de l’animal. La question se pose de la réalité symbolique des usages rituels qui sont faits de ces animaux : il ne suffit pas de les constituer en « objets anthropologiques », censés témoigner de « représentations », que l’on chercherait à comprendre en tant que telles. Il faut saisir la manière dont ces représentations se situent dans un ou des discours, ceux de la religion, de la tradition, de la croyance ou du mythe. Si l’on raisonne dans les termes d’une « fiction sacrificielle », on comprend que l’animal acquiert un statut sacrificiel, qu’il y a un processus qui le « fait » kourban. Le travail d’intervention de l’homme sur le monde, de transformation de l’objet dans le rituel, passe par l’attribution d’une valeur sacrificielle à l’animal. Or dans de nombreux cas, l’exemplarité sacrificielle n’est pas tant prescrite que construite.

Le sacrifice et toutes les opérations qui le composent (choix de l’animal, prière, mise à mort, boucherie, cuisine, consommation, etc.) impliquent en principe un ensemble de prescriptions ayant trait à la victime et à son traitement, dont certaines explicitement référées à des significations religieuses. On ne peut sacrifier tous les animaux, ni consommer de la chair d’un animal blessé, handicapé ou affecté d’une tare physique ou comportementale, ou dont la mort a été causée par un autre moyen. On n’immole pas des bêtes trop jeunes ou trop âgées, on ne peut consommer de certaines parties du corps de la victime, etc. Signe de santé et d’abondance, la grosseur est l’un des principaux critères dans le choix de l’animal : un animal gras est considéré comme particulièrement propice au sacrifice.

Les acheteurs expliquent notamment l’importance de la palpation pour examiner la « teneur en graisse » d’un mouton : l’arrière-train, plus précisément la partie charnue située autour de la queue indique si l’animal est « bon à manger ». Des handicaps physiques évidents signifieront certes la mise à l’écart de l’animal, mais la couleur, les taches, ou les différences physiques importent peu, sauf prescription explicite : « la coutume prescrit la couleur blanche ou noire de la victime en fonction des affinités au monde céleste ou chtonien du destinataire. Ainsi, au père de la peste, saint Athanase, forgeron de métier (...), on offre une poule noire. Pour la “fête noire” (tcheren praznik) de la sainte mythique tcherna (littéralement “noire”), les femmes égorgent également des poules noires » (Popova, 1995 : 149).

Ainsi, on peut choisir un animal muni ou démuni de cornes, blanc, noir ou tacheté. Le sexe sert parfois de critère différentiel, en fonction du saint ou de la sainte célébrés : à saint Georges, le kourban qui s’entoure du plus de prescriptions, il faut que l’agneau soit mâle, et souvent un premier-né. Mais l’observation et l’analyse se heurtent rapidement à la variété et la labilité des manières de faire le kourban, ce qui suppose de ne pas chercher un modèle absolu (théorique) du rituel, mais de repérer certaines règles d’arbitrage (pratique), plus ou moins étayées par des raisons symboliques ou religieuses.

Autant de règles dont on retrouve, de manière fragmentaire, l’application dans le kourban, mais qui sont soumises à des appréciations variables. Dans la plupart des cas, l’exemplarité de la victime est en fait construite au coup par coup : nulle victime n’est parfaite, mais devient « la plus parfaite possible » en regard des circonstances. En somme, il faut que le sacrifice (conçu comme une chaîne d’opérations et de dispositions, dont le moment de l’abattage est une étape parmi d’autres) et notamment la mort, soient enserrés dans un réseau plus ou moins dense de significations et d’actions justificatrices, lequel réseau « fait » rituel 315 .

Notes
315.

Chez les juifs, la ritualisation implique par exemple une vaisselle spéciale pour Pessah, différente de la vaisselle ordinaire. De même, comme chez les musulmans et parfois les chrétiens, les ustensiles sacrificiels du kourban, notamment le couteau, sont réservés à ce seul usage et conservés sans servir en dehors du rituel. Le cadre de la tradition fournit une gamme ordonnée de prescriptions, d’indications et d’interdits, sans empêcher la ritualisation d’emprunter des chemins fort divers, l’étau symbolique du rituel se resserrant et se desserrant en permanence.