De l’offrande à la viande, de l’intégrité à la disparition

Si la logique du choix de l’animal se laisse rarement saisir comme un acte prescriptif, elle constitue en revanche un discours sur l’offrande, et sa caractéristique première : l’intégrité. Le terme de sacré renvoie à l’intégrité : « s’il est admis que la racine de ce mot signifie : état de séparation, la notion de sainteté comprend aussi celle de totalité, de plénitude. (…) Les animaux qu’on offre en sacrifice doivent être sans tare (…). Toutes les sécrétions corporelles sont considérées comme des souillures et interdisent l’accès au temple » (Douglas, 2001 : 70). Cette « perfection » implique « l’idée d’achèvement, de complétude » (…). Le corps humain et l’œuvre entreprise sont des métaphores derrière lesquelles il faut voir la perfection et la complétude de l’individu et de ses œuvres. (…). Etre saint, c’est être entier, être un » (pp.72-73).

L’abattage, la découpe, la cuisson et la consommation varient selon cette question de l’intégrité qui renvoie au statut sacrificiel de la victime. L’intégrité de la victime est de mise dans les kourbani privés, tels que celui de saint-Georges, lors duquel on ne doit pas casser un os de l’animal : rappelons que le kourban de saint Georges est comparé aux Pâques, dans lesquelles le Christ lui-même est victime entière dont aucun os ne fut brisé. L’intégrité de l’offrande est d’autant plus évidente que, dans le kourban personnel, la victime participe de l’intimité familiale : à cela correspond un mode de cuisson, le rôti, qui permet de maintenir cette intégrité. Dans le cas des kourbani collectifs, la victime est déjà anonyme : le lien du sacrificateur à la victime est moins ferme, plus lâche, dans la mesure où celui-ci ne s’identifie pas avec sa victime, mais se situe en intermédiaire entre celle-ci et la communauté sacrifiante. Alors que la victime est promise en nom commun (village), et pas en nom propre (famille), le mode de cuisson, la tchorba, suppose par ailleurs le dépeçage des animaux, l’indistinction des chairs dans la préparation collective.

Il arrive d’ailleurs que l’on mélange dans cette tchorba les viandes de différents animaux : un chevreau au milieu d’une quarantaine d’agneaux (Govedartzi, saint-Georges, 6 mai 1996) ; une vache, un veau, des brebis, des poules 318 . L’intégrité de l’animal tend à disparaître dans la viande communielle. L’approche classificatoire renvoyant au bestiaire biblique peut se trouver contredite par les choix pratiques des animaux offerts en kourban : ce n’est pas tant l’animal comme symbole que son intégrité et sa position dans la ritualité globale qui compte.

Un berger karakatchane de Samokov livre une anecdote significative 319 : il ne faut pas égorger un agneau né d’une jeune brebis, car « c’est un bâtard. Le bon âge pour qu’une brebis enfante, c’est entre un an et demi et deux ans. Avant, c’est comme si une jeune fille accouchait avant d’être mariée ». Au vu de la jeunesse de la brebis et de celle de l’agneau, c’est comme si un enfant avait un enfant, les cycles habituels de la maternité et de la naissance étant rompus ou ignorés : un animal trop jeune est « incomplet ». De même, il ne faut pas égorger un agneau chile, c’est-à-dire non encore sevré. Le fait de ne pas offrir des animaux trop jeunes est un point rituel sur lequel les musulmans insistent : Hakim Békir, le hodja de la mosquée djumaya de Plovdiv, estime ainsi qu’il n’est pas acceptable d’égorger de jeunes agneaux, comme le font les chrétiens.

Il faut sacrifier un animal mûr : le taureau sacrificiel des Anasténaria, décrit comme « parfait » (Megas, 1982 : 123) « ne doit pas avoir été taillé, et doit avoir de 2 à 5 ans ; il doit n’avoir jamais porté le joug, et on prend garde qu’il ne soit pas fatigué » (Romaios, 1949 : 50). Dans le Kourban Baïram musulman, l’intégrité est liée à la maturité de l’animal offert : non seulement la bête ne doit présenter aucune imperfection, mais elle doit remplir des critères d’âge, de beauté et de virilité : pour les ovins, il s’agira préférentiellement d’un mâle âgé de plus de six mois, muni de cornes et dont on n’aura pas coupé la laine (Blagoev, 2004 : 108). Dans les « bestiaires sacrificiels » algériens, « les critères de choix des animaux sacrifiables dissimulent une catégorisation basée sur la distinction entre le lait et la viande » (Sidi Maamar, 1998 : 254) : l’âge licite des animaux sacrifiables commence après le remplacement des dents de lait. L’animal doit avoir atteint un stade de croissance signifiant qu’il est séparé de sa mère, et sinon adulte, du moins autonome dans son alimentation.

« Ne pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère » signifie en l’occurrence ne pas interrompre le processus de maturation d’un animal, qui le rend complet et intègre. Dans la pratique chrétienne comme dans la pratique musulmane, l’intégrité de l’animal sacrificiel est un critère déterminant : si on valorise des animaux jeunes, mais « complets » (sevrés, sains, en âge de se reproduire), on dénigre l’animal immature, « incomplet », castré. L’intégrité de l’animal, qui autorise son sacrifice, n’est pas seulement physique mais morale, d’autant plus qu’elle atteste de celle du sacrifiant, qu’elle représente moralement. Si le meurtre est un déni de l’intégrité, le sacrifice vise à la préserver et même plus : la sanctifier.

Notes
318.

Kourban de l’Assomption à Dolna Bania (région de Kostenetz). Otetz Plamen en faisait une description particulièrement emphatique : « l’un des plus importants kourbani de Bulgarie », 2000 poules immolées (une par famille participante), 74 chaudrons ont été nécessaires. Une sorte de kourban record, dont la préparation nécessite d’échelonner la cuisson des différents types de viandes : d’abord le bovin, puis les ovins, ensuite les volailles.

319.

Athanase Mérakov, entretien réalisé le 25 mai 1996.