Le mouton, le taureau et le porc sont trois animaux qui permettent d’illustrer la différence de statut et de mise à mort de l’animal : le mouton est au porc ce que le sacré est au profane, tandis que le taureau semble se situer dans une sphère intermédiaire, notamment par son assimilation à des pratiques païennes. Si le porc ne fait jamais l’objet d’un sacrifice, le mouton (et ses hypostases l’agneau ou le bélier) est l’animal sacrificiel divin, l’envoyé de Dieu dans les monothéismes, tandis que le taureau constitue l’animal sacrificiel archaïque.
Dans l’espace méditerranéen, le mouton se présente comme un opérateur de conjonction, un liant : il sert tout autant aux chrétiens qu’aux musulmans de symbole du croyant, auquel sont attribuées des qualités positives (fidélité, socialité, docilité). Dans une région marquée par l’interpénétration de traditions religieuses chrétienne et musulmane comme les Balkans, le mouton fait office d’animal de référence, d’offrande préférentielle associée à une multitude de manifestations rituelles et symboliques 320 ; il était par ailleurs au centre de l’économie pastorale de l’espace balkanique. En Bulgarie, dans le bestiaire alimentaire traditionnel le mouton est rituellement encensé (béni), tandis que ni les volatiles, ni le cochon ne le sont [ne se prekadiavat] car ils sont considérés comme impurs (Gavrilova, 1999 : 79).
A l’appui de cette intégrité morale, les ovins renvoient à des représentations animales sur lesquelles est projeté un imaginaire social hérité du pastoralisme. Chez les Saracatsani, les hommes/béliers sont opposés aux femmes/chèvres : les brebis sont traites par les hommes, les chèvres par les femmes. Ces animaux complémentaires et similaires (petits, producteurs de lait, vivant en troupeau) sont répartis sur l’échelle de la virilité et de la féminité, le mouton étant associé au mâle viril et le bouc ou la chèvre à la femelle : « pour les Sarakatsani, moutons et chèvres, hommes et femmes, constituent des oppositions importantes et reliées, avec une référence morale. Les moutons sont précisément les animaux de Dieu, et leurs bergers, faits à Son image, sont par définition des êtres nobles. Les femmes, de par la sensualité particulière de leur nature, sont plus enclines à entretenir des rapports avec le Diable » (Campbell, 1964 : 26) 321 .
Le bélier jouit d’un prestige sacrificiel certain, apparaissant « comme la figure du Christ en tant que chef du troupeau mais aussi parce qu’il s’est substitué à Isaac dans le sacrifice d’Abraham » (Voisenet, 2000 : 29, note 92), mais il est « détrôné par le doux agneau et la paisible brebis que l’on ne peut soupçonner, comme lui, d’entretenir des liens avec les religions païennes » (ibid. : 29). L’agneau de Dieu devient la victime par excellence, et tend à renforcer l’assimilation de la victime à la pureté. Dès lors, un soupçon païen (et sacrificiel) entoure le « mâle » : le remplacement du bélier par l’agneau suggère la rupture avec l’androcentrisme patriarcal et la valorisation de la figure filiale dans le christianisme.
Que le taureau soit crédité d’une valeur sacrificielle dans le champ balkano-méditerranéen n’est pas pour étonner, si l’on considère la place souvent attribuée à cet animal dans le sud de l’Europe. Ainsi, on a longtemps admis « comme une donnée de base qu’en Méditerranée, le taureau fait l’objet d’un culte dont la tauromachie serait la réminiscence moderne » (Saumade, 2001a : 511). Nombre d’interprétations d’une fête taurine comme celle de Barjols convoquent la notion de sacrifice afin de construire un sens rituel, consensuellement admis puis relayé par une communauté qui suggère par là sa différence, son ancienneté, son émotivité spécifiques (Dossetto, 2002 : 727-734).
Notons que la qualification sacrificielle de ces pratiques fait l’objet de vifs débats : pour certains, l’« obsession sacrificielle » (Saumade, 20001b ; voir aussi Dossetto, 2002) obscurcit l’analyse en référant à un mécanisme religieux aussi chargé de sens et d’histoire que le sacrifice. En parlant de « faire sacrifice » et de « fiction sacrificielle », nous suggérons que le plus intéressant n’est pas de statuer sur la question de savoir si la corrida ou la mise à mort du taureau à Barjols sont ou non des sacrifices 322 . C’est l’espace et l’enjeu de sens ouvert par la qualification sacrificielle, et ses ressorts, qui nous semble devoir être analysée, davantage que la conformité ou non à une définition du sacrifice, dont nous verrons plus loin à quel point elle est diverse et ambiguë.
Nous nous contenterons donc de noter la « valeur sacrificielle » attribuée au taureau, c’est-à-dire son positionnement relatif à d’autres animaux dans un discours qui, mobilisant la notion de sacrifice, construit un espace de sens permettant de « classer » et de « se classer ». La référence sacrificielle constitue ainsi une ressource identitaire, en termes d’origine et de valeur : elle sert à la construction d’un registre d’explication et de légitimation, comme c’est le cas dans le sacrifice des Anasténaria tel qu’étudié par Romaios sous la forme d’une survivance antique. Bien que rangé dans la catégorie des animaux purs, « le taureau connaît cependant avec le christianisme une dévaluation assez marquée, en raison de sa participation aux croyances et aux cultes païens » (Voisenet, 2000 : 38). Ce sont notamment sa « force brutale » et sa « violence » qui sont causes des jugements négatifs portés sur lui. Dans le cas des Anasténaria, l’immolation du « taureau sacré » est censée constituer une preuve de l’antiquité du culte (Romaios, 1949), renvoyant à des origines païennes et mythologiques : le taureau « grec » devient un séparateur symbolique, par rapport au cochon « chrétien » et au mouton « monothéiste ».
« Ce taureau était acheté avec les fonds communs du groupe et sacrifié en grande pompe le jour du saint. Mais pas n’importe quel taureau : il doit être noir, âgé de trois ans, “parfait” (non castré), et non marqué par un harnais » (Mégas, 1982 : 122-123). Mégas décrit ensuite les différentes phases de la cérémonie : la visite à la source sacrée, la bénédiction du konak, les danses traditionnelles, la coupe du tronc qui servira au bûcher sur lequel on dansera et cuira le taureau sacrificiel. « La veille de la fête, le taureau était mené à l’église du village en grande pompe, escorté par les icônes et les musiciens, et couronné avec des rubans de couleur et des fleurs. Il était attaché dans la cour de l’église jusqu’au moment du sacrifice ».
« Le sacrifice du taureau sacré (…) a lieu après la liturgie. Le prêtre bénit les victimes ; avec l’icône du saint, le chef anastenaris fait le signe de la croix au-dessus de la tête du taureau ; puis il procède au sacrifice précautionneusement, de telle sorte que le sang coule sur les fondations de l’église. La chair crue de la victime est alors distribuée aux villageois » (pp.124-125). Aux yeux des folkloristes, le fait que la viande soit distribuée crue fait partie des détails « païens » qui tranchent avec la pratique « chrétienne » des kourbani 323 .
Sur l’usage du porc, du mouton, sur le rapport au sang dans le système alimentaire « méditerranéen », ainsi que le mode de cuisson, le grillé, qui en assure le mieux l’élimination, voir Sauner-Leroy, 2001.
« For the Sarakatsani, sheep and goats, men and women, are important and related oppositions with a moral reference. Sheep are peculiarly God’s animals, and their shepherds, made in His image, are essentially noble beings. Women through the particular sensuality of their natures are inherently more likely to have relations with the Devil ». Ailleurs dans le domaine méditerranéen, cette opposition se manifeste sur un axe fort/faible, ou plutôt une qualification morale de la force et de la faiblesse : le bélier et le bouc sont situés aux deux pôles de l’honneur et de la honte, dans l’accès aux partenaires sexuels et aux performances sexuelles. Le bélier est assimilé à la force et à la royauté, le bouc à la faiblesse et à la diabolité. En Andalousie, ainsi qu’ailleurs en Europe, on qualifie le cocu de « cornu comme un bouc » (Blok, 1984).
La référence à la religion catholique, et au statut symbolique du sacrifice dans le christianisme (Saumade, 2001b : 337), ne suffit pas à « démontrer » le caractère non-sacrificiel de la corrida : elle oppose des registres apparemment nettement distincts au lieu de chercher à comprendre comment ces registres se travaillent mutuellement, et constituent des enjeux de compétition pour le sens.
Romaios (1949) établit notamment un parallèle avec les Bouphonia d’Athènes.