Manger son mangeur ?

C’est paradoxalement en examinant quelques-uns des traits de l’animal non-sacrificiel par excellence dans les religions du Livre, les cultures méditerranéennes et européennes, que l’on peut saisir la logique sacrificielle de ces mêmes religions. La littérature consacrée au statut symbolique du porc en Europe (Fabre-Vassas, 1994, 2001 ; Poplin, 1988 ; Verdier, 1990 ; Dalla Bernardina, 1991 ; Méchin, 1991), nous permet par comparaison de cerner d’autres modes de manipulation du statut de l’animal afin de le rendre tuable et consommable. Pour les religions du Livre, le cochon n’est pas un animal sacré, mais l’animal-souillure par excellence (Douglas, 2001).

Crédité d’une impureté anthropomorphisée, il sert à désigner l’autre : pour le juif ou le musulman, le cochon est le chrétien (celui pour lequel sa consommation est licite, « le cochon, aliment chrétien par excellence », Fabre-Vassas, 2001 : 416) ; pour le chrétien, le cochon est le juif ou le païen, une sorte de chrétien incomplet. Là où, dans le domaine européen et l’aire méditerranéenne, le mouton est un opérateur conjonctif, le cochon est un opérateur disjonctif, un séparateur. L’attribution de cette signification et de ce statut est fondamentalement relationnelle, car si le cochon désigne les autres, il les désigne par ce qu’ils ne sont pas, ou plutôt pas vraiment, du point de vue des frontières que les cultures religieuses s’assignent les unes aux autres : pas vraiment humains, pas vraiment bestiaux, pas vraiment chrétiens, pas vraiment juifs, etc.

La « bête singulière » (Fabre-Vassas : 1994) est un négatif animalisé de l’homme, caricaturé dans ses excès alimentaires et sexuels 324 . L’homme « excessif » peut se transformer symboliquement en cochon, étant animalisé et bestialisé, mais pas ensauvagé, car il partage toujours un grand nombre de traits avec l’homme « mesuré ». Cette proximité biologique et sociale 325 rend d’autant plus ambivalente la position du cochon dans l’échelle des animaux, et inquiétants ses excès les plus frappants, notamment le fait qu’il lui arrive de manger ses petits. Ce fait cannibalique suggère qu’homme et cochon, partageant le même régime alimentaire omnivore, peuvent s’entremanger : ce régime commun situe le cochon et l’homme sur une échelle d’équivalence et de réciprocité dérangeante (l’homme peut manger le cochon qui peut manger l’homme, etc.) 326 .

Par contraste, l’homme et les herbivores sont situés sur une chaîne alimentaire hiérarchique non réversible : le mouton ne peut manger l’homme, qui quant à lui mange le mouton... Le cochon bouscule la règle qui recommande en fin de compte de ne manger que des animaux qui n’en mangent pas d’autres 327 . Ne serait-ce pas ce régime qui l’exclut de la liste des animaux licites pour l’Ancien Testament et le Coran, qui ne tolèrent pas les animaux carnivores dans leur trame alimentaire 328  ? L’animal carnivore est considéré comme gorgé de sang, et possiblement de sang humain : sa consommation recèle le risque de cannibalisme, souillure grave. Le fait que le cochon soit un élément de partition entre juifs et musulmans d’un côté, chrétiens de l’autre, ces derniers ne l’excluant pas de leur table, est lié à cette question de la souillure par un sang homothétique 329  : l’homme ne doit pas consommer ce qui lui ressemble 330 .

Dans l’Ancien Testament, le cochon est entouré de tabous parce qu’il n’entre pas tout-à-fait dans les catégories animales en vigueur (Douglas, 2001). Ordonnés et liés en vertu d’une taxinomie, les faits et les objets s’inscrivent dans des ensembles d’homologues à l’intérieur desquels certaines manipulations, telles que la consommation, sont dès lors possibles. Les éléments qui composent ces ensembles entretiennent des relations d’analogie, l’impureté ou la pollution sanctionnant le mélange entre des éléments qui n’entretiennent pas entre eux de telles relations 331 . N’étant pas un fauve ni un animal sauvage, mais un animal domestique, le cochon occupe une place à part, qu’il faut maîtriser. S’il est par excellence « bon à tuer », « bête à tuer » (Méchin, 1991 : 78) 332 , c’est sous la forme d’un paradoxe : d’une part il n’est pas un animal sacrificiel parce qu’il y a « anthropothétie » dangereuse ; d’autre part, c’est cette trop grande proximité qui risque de faire passer son abattage pour un meurtre. Tout en étant exclue du champ sacrificiel, sa mise à mort n’en doit pas moins être ritualisée, comme le montrent les traditions européennes d’abattage du porc.

Sa proscription totale dans certaines traditions religieuses provient logiquement de ce statut « anti-sacrificiel » : à la différence du christianisme, qui ne postule aucune règle rituelle d’accès aux chairs 333 , les systèmes alimentaires juifs et musulmans conditionnent toute transformation de la chair en nourriture à l’abattage rituel, comportant de facto une sanction religieuse. Dans cet ordre d’idées, pour les juifs et les musulmans, le cochon n’est tout simplement pas consommable car pas « tuable ».

Ce statut anti-sacrificiel suggère l’idée que le sacrifice ne vaut pas en soi, mais par contraste avec d’autres modes de mise à mort et de consommation : il témoigne de frontières touchant au rapport aux animaux, aux modes d’échange, aux inscriptions religieuses, aux pratiques alimentaires. Le cochon est ainsi un animal-frontière servant à désigner l’autre religieux (Fabre-Vassas, 1994) : son impureté est en quelque sorte assimilée à de l’impiété 334 . Dans leurs positions différentielles, mouton, taureau et porc mettent en lumière l’enjeu symbolique du sacrifice, conçu et pratiqué différemment entre paganisme, christianisme et islam, chaque tradition religieuse s’éprouvant en regard des autres.

Notes
324.

Le cochon est un animal volontiers associé au puissant, que l’on veut avilir par la caricature, la figure du roi-cochon (Duprat, 1992 : 176). De multiples exemples attestent, dans l’Occident chrétien, de l’usage symbolique de cet animal particulièrement apte à « signifier », de par sa proximité problématique avec l’homme : le cochon renferme en quelque sorte une part d’âme humaine, en bien comme en mal, des « démons-porcs » évoqués dans l’évangile selon Mathieu (8/30) au cochon domestiqué par Saint Antoine, dans lequel étaient enfermées des âmes.

325.

« Le Haut Moyen Age qui se présente comme l’âge du porc puisque celui-ci règne en maître dans les élevages voit en même temps triompher le mépris envers lui. Il existe donc une véritable dichotomie entre son statut économique et sa “valeur” symbolique, un tel écart pouvant s’expliquer justement par l’étroitesse des liens l’unissant à l’homme et qui rendait son comportement encore plus insupportable » (Voisenet, 2000 : 34).

326.

« Les cochons affamés par des traits inhumains, égorgent, font griller, dépècent les humains » (cité par Duprat, 1992 : 78).

327.

Ou qui ne sont pas considérés comme de « vrais animaux » (Poplin, 1988).

328.

« Défense de manger la chair des animaux carnassiers : Abou-Tsa‘laba rapporte que l’Envoyé de Dieu a défendu de manger la chair des animaux carnassiers » (El Bokhâri, 1914 : 20).

329.

En plaçant au cœur de son système rituel un rite symboliquement anthropophagique et théophagique, le christianisme introduit une distinction entre sang matériel et sang spirituel : l’hostie devenant la seule nourriture divine, le sang matériel n’est plus crédité d’aucune valeur, ni d’aucun danger particuliers. En conséquence, la mise à mort rituelle et la distinction de chairs licites ou illicites ne servent plus à rien : elles n’ont aucune utilité, ni symbolique, ni alimentaire, d’autant plus que « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui rend l’homme impur » (Matthieu, XV, 11).

330.

Dans l’Eden, cette règle semble s’appliquer à tous les animaux, Dieu ne donnant pour nourriture explicite à l’homme que « les herbes portant semence » et « tous les arbres qui ont des fruits portant semence » (Genèse, 1, 29). Ainsi, « le paradis est végétarien » (Soler, cité par de Heusch, 1986 : 303) ; les animaux eux-mêmes doivent se contenter de « la verdure des plantes ». Seul le fruit de l’arbre situé au milieu du jardin est interdit à l’homme : il constituera l’objet du péché originel. C’est donc d’un acte d’ingestion que provient la première transgression de la Création divine. Suit une période peu explicite (Abel était pasteur et offrait les premiers-nés de ses troupeaux, mais il n’est pas dit qu’il en consommait la chair) ; c’est après le déluge qu’est explicitement redéfini le régime alimentaire sacral : « tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture (...). Seulement vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c’est-à-dire le sang » (Genèse, 9, 3-4). L’étape suivante, le sacrifice d’Abraham, sanctionne explicitement, outre l’alliance divine, l’interdit du sacrifice humain. La différenciation de l’homme et des bêtes se réalise en plusieurs étapes (et plusieurs alliances), qui marquent à la fois sa souveraineté sur le bétail et les animaux, et son éloignement de l’état originel par la faute. Ce qui fait l’homme est donc un statut singulier, à part, solitaire : la perte de l’état de nature le différencie des autres animaux mais l’attache à eux dans un même destin terrestre ; l’acquisition de la connaissance par le péché, au prix de sa déchéance du paradis, le rapproche et l’éloigne simultanément de Dieu. Ce statut singulier, à la fois dans et hors du monde créé pour lui, dans le monde terrestre mais hors du paradis, rend nécessaire de contracter l’alliance, soit la double reconnaissance de son origine divine et de sa nature terrestre. C’est avec le Christ qu’interviendra la levée des interdits alimentaires.

331.

Aux côtés de « l’impureté par mélange », en quelque sorte, il existe un autre registre de « l’impureté par identité », qui sanctionne la trop grande parenté entre éléments associés. Ne pourrait-on, en imageant le raisonnement, parler de « rapports incestueux » qui viennent rappeler qu’il ne s’agit pas seulement de tenir séparé ce qui n’est pas du même ordre, mais de veiller à préserver l’écart même qui empêche la confusion, rendant ainsi la relation possible ? Là où trop d’hétérologie rend impur (Douglas), trop d’analogie s’avère dangereux (Lévi-Strauss).

332.

Le fait que le cochon est « à tuer » est également marqué en bulgare par l’emploi d’expressions comme « enterrement du cochon » (pogrebenie na praseto). Le sacrifice est ainsi dissocié du meurtre, par la sanction religieuse (béni ou pas), l’usage des chairs (strictement domestique ou sanctifié), l’intention (offrande ou abattage), les conditions de consommation (uniquement entre soi et à domicile ou en communauté et en un lieu rituel), etc. Tout en étant attentif aux interférences entre ces registres, qui font que l’on n’a jamais du pur sacrifice ni du pur abattage.

333.

L’abolition de l’abattage rituel va de pair avec le remplacement de l’offrande matérielle par le sacrifice spirituel, signe de la nouvelle alliance, donc de la caducité de la religion des aïeux : « oui, tel est précisément le grand prêtre qu’il nous fallait, saint, innocent, immaculé, séparé désormais des pécheurs, élevé plus haut que les cieux, qui ne soit pas journellement dans la nécessité, comme les grands prêtres, d’offrir des victimes d’abord pour ses propres péchés, ensuite pour ceux du peuple, car ceci il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même » (He, 7/26-27). « La loi est absolument impuissante avec ces sacrifices, toujours les mêmes, que l’on offre perpétuellement d’année en année, à rendre parfaits ceux qui s’approchent de Dieu. (...) En effet, du sang de taureaux et de boucs est impuissant à enlever des péchés » (He, 10/1-4).

334.

Le cas du porc pourrait être comparé avec profit à celui d’un autre animal-frontière, imaginaire celui-ci : le dragon. Ils subissent une « négativisation » analogue au Moyen Age : « le porc et le dragon sont les instruments d’une polémique qui caractérise [la] période de transition entre l’Antiquité et le Moyen Age. Ces deux animaux marquent bien la déviance des individus qui s’éloignent de la seule source de vérité, les Saintes Ecritures, et qui les conduit à la déchéance et à la mort » (Jacques Voisenet, 2000 : 35). Le dragon est une créature dont « l’impiété » permet (voire commande) l’abattage sans rituel, autrement dit le meurtre, en raison de sa teneur maléfique qui le fait comparer à un despote païen, un souverain impie : « l’Antéchrist aussi sera un empereur » (Dagron, 1996 : 200), et dans l’art byzantin, le bon empereur est victorieux de son rival, un serpent à tête d’homme (Grabar, 1936 : 44). Ce qui nous intéresse est que cochon et dragon sont deux animaux que l’on peut tuer sans risque religieux, autrement dit sans recourir au sacrifice.