2) Juguler l’animalité, éloigner l’humanité ou rapprocher le divin ?

Devenir sacrifiable

Pour la rendre consommable, il faut réaménager les distances entre l’homme et la bête, distances morales autant que physiques (Verdier, 1990) : afin de devenir « mangeable », le cochon passe brutalement du statut de membre de la famille à celui d’ennemi intime, de mauvaise bête 335 . C’est un processus contraire qui se déroule pour la victime sacrificielle, l’agneau passant du statut de bête de la maisonnée, de tête de bétail à celui d’offrande singularisée. Entre l’abattage et le kourban, ce sont donc des chemins différents de l’animal vers sa mort et sa « comestibilité » : si dans le cas du cochon le chemin va de l’intimité à l’altérité, l’agneau du kourban suit un trajet différent et à certains égards inverse, de l’animalité à l’humanité puis à la divinité. La distinction entre l’abattage rituel et le sacrifice pourrait résider dans la différence de statut de la victime, et la différence du rapport de proximité entre l’animal et son propriétaire. Alors que le cochon à abattre est dégradé et retranché de la communauté humaine, l’agneau sacrificiel (spécialement à la saint-Georges) est entouré de soins et mis à l’honneur, emblématisé.

D’un côté, une altérisation de l’animal à tuer : négativisé, « profané », il est responsable de sa mort par ses excès ; on lui « fait sa fête » en le tuant 336 , et l’abondance des pratiques transgressives (humour, aspect salace) suggère à quel point il semble important d’éviter de tomber ce jour-là sous la coupe du « sacré » proprement dit 337 . De l’autre côté, une survalorisation de l’animal offrande sacralisé : positivé à travers les critères de choix qui mettent en avant sa beauté, sa pureté, son intégrité, il est en outre consentant, responsable de sa mort par ses vertus, car il s’en remet entièrement à Dieu. Dans le sacrifice, il n’est pas rare comme on l’a vu que l’on recueille, provoque ou interprète rituellement le consentement de la victime, comme s’il était le sujet de son destin : on dit que l’animal « est allé tout seul sur le lieu du sacrifice », qu’il « se sent promis ».

À rebours de cette conversion de l’animal en sujet de sa propre mort, l’abattage requiert soit la stigmatisation de la victime, dont la mort est devenue nécessaire à la sécurité et à l’intégrité des hommes, soit l’indifférence technique aux réactions de l’animal, ainsi choséifié. Dans l’exemple bulgare, le respect manifeste et démonstratif envers l’animal est surtout explicite à l’occasion de la saint-Georges, fête lors de laquelle l’animal est entouré d’un soin particulier, embelli, caressé, mis à part des autres et, le jour du kourban, orné d’une belle couronne de fleurs, etc. A Guerguiovden, l’animal est célébré pour la valeur symbolique qu’on lui reconnaît : l’homologie avec l’agneau mystique, et le lien particulier du saint avec les activités pastorales, sont investis dans cette affectivité particulière, qui tranche avec le statut habituel des animaux.

Pour saisir en quoi on est précisément dans une logique sacrificielle, qui accorde à la victime un statut à part, intimement lié à la personne ou au groupe, garant dans sa mise à mort de leur probité et de leur loyauté envers le destinataire du sacrifice, on ne peut donc pas se contenter de postuler une violence sacrificielle générique qui se manifesterait dans différents types de mise à mort 338 (Girard, 1972 ; Bloch, 1997). Le sacrifice sépare physiquement l’offrande de la communauté en l’identifiant spirituellement à cette communauté qu’il représente parfois dans l’autre monde, à l’instar du bélier du Kourban Baïram, qui est censé permettre à son sacrifiant, juché sur son dos, de rejoindre le paradis après sa mort. Le processus de transformation de l’animal en offrande commence dès le choix de la victime : à une période d’humanisation (l’animal intégré à la communauté sacrifiante) succède une sacralisation en vue de la mise à mort (l’animal désigné comme émissaire céleste de l’individu, de la famille, de la communauté, du village, etc.).

Le sacrifice n’a pas qu’une fonction destructrice mais « animatrice », en conférant une âme à l’offrande : le verbe grec stoiheiono, « insuffler un esprit » (hanter), en est progressivement venu à signifier « promettre un animal », par exemple dans l’expression « promettre un agneau » (stoiheiono arni, Lawson, 1910). Une partie de l’âme du sacrifiant passe dans l’offrande lors de la promesse : le fait que l’animal soit doté d’une forme d’âme rend son sacrifice possible en même temps que nécessaire. Lors du rituel, quelque chose d’une âme commune, d’une intimité spirituelle, relie l’homme, l’animal et l’esprit, le sacrifiant, la victime et le destinataire du sacrifice.

Il n’est pas certain que le terme de victime soit le plus approprié pour désigner l’offrande : l’approche « victimaire », mettant la figure du bouc émissaire au centre des rapports du sacré et du social (Freud, 1923 ; Girard, 1972) a le défaut de considérer l’offrande comme repoussoir de la société davantage que comme son représentant, simultanément investi dans le sacrifice de plusieurs rôles (possession à offrir, chair à consommer, vie à insuffler, esprit ou âme, objet et sujet rituel, etc.). L’animal, ainsi situé au carrefour du vivant (biologique) et du saint (spirituel), doit être transformé pour être partagé, pour faire valeur commune.

Pour accéder aux chairs de l’animal, il faut manipuler son statut 339  : à un moment donné, « l’animal doit impérativement cesser d’apparaître comme un sujet » (Dalla Bernardina, 1991 : 44), donc un humain, serait-on tenté d’ajouter. Dans le cas du cochon, l’animal est accusé d’une « faute » qui, « une fois énoncée, finit par faire un avec l’animalité, pour démontrer le rapport étroit qui semble lier le péché comme “chute”, entraînant la perte des droits de la “personne”, et l’abattage, dès lors autorisé, de la proie » (p.43). Comme on l’a vu, c’est entre autres le rapport anthropophagique à la consommation du cochon qui est déjoué progressivement par la négativisation et la distanciation de l’animal. Plus la proximité à la victime est grande, plus les manipulations en question doivent être élaborées ou ritualisées, plus la victime est enserrée dans un système de valeurs qui implique l’ensemble du corps social : c’est le cas des pasteurs Nuers (outre Evans-Pritchard, voir de Heusch, 1986, Bonte, 1995) comme des Dinka (voir les commentaires de Bloch, 1997) ou des Saracatsani (Campbell, 1964).

Mais si cette analyse permet d’éclairer la dimension transitive et transformationnelle de la mise à mort animale, elle pose problème dans le cas du sacrifice : en n’exposant que des cas de « déshumanisation » ou de « réification » par dénigrement ou dégradation, de dévalorisation du statut de l’animal qui en autorise le meurtre, on néglige l’ensemble des dynamiques inverses et complémentaires de « déshumanisation » par sanctification, ou par sacralisation. Ce qui est le cas du sacrifice mais aussi parfois de la chasse et d’un grand nombre de pratiques de mort animale (corrida) qui, tout en n’étant pas sacrificielles, tendent à modifier le statut de l’animal dans le sens d’une valorisation, voire d’une héroïsation. S’« il semble bien que toujours il faille passer par quelque négation de l’animal pour légitimer l’accès à sa chair » (Vialles, 1992 : 136), on pourrait au moins ajouter : en bien ou en mal. Car les moyens d’y parvenir, allant des transgressions langagières ou comportementales à la sanctification de la mise à mort, sont loin d’être univoques. La projection de l’animal dans l’altérité n’est pas nécessairement une réification, mais aussi une sanctification.

D’autre part, en voyant dans la faute ce qui fonde l’animalité, en usant de catégories de jugement propres à un système de valeur où les notions de péché, de faute appelant une sanction rituelle servent de déterminants moraux, ne colle-t-on pas de trop près à certains aspects moraux hérités du christianisme ? Ces catégories ont fortement influé sur la genèse de la notion anthropologique de sacrifice (De Heusch, 1986) et continuent souvent à peser sur l’appréhension psychanalytique du sacrifice, par exemple l’idée que la mise à mort consiste à « fixer la culpabilité » pour éliminer le mal (Rosolato, 1987 : 64).

Ce genre de surdétermination ne rend pas compte de la malléabilité des opérations rituelles, toujours réinterprétées et réinterprétables : dans le cas du kourban, le savoir faire rituel consiste aussi en la capacité à diversifier les significations et à mobiliser différentes explications de la mise à mort en fonction du contexte. Il existe autant de « mises en sens » de la mort animale que de manipulations de son statut : non seulement la faute ou la sacralisation, mais aussi l’honneur, voire la justification économique ou purement festive : le fait d’être propriétaire de l’animal implique que l’on peut en disposer, sa domesticité le prédestinant à cet usage. La mise à mort répond en même temps à une multitude de desseins qui ne s’assignent pas tous une priorité religieuse : ce qui fait plus ou moins sacrifice, c’est plutôt une sorte de tension entre « mort proche » et « mort éloignée ».

Notes
335.

Dans un premier temps, on le soigne, on le choie, on l’engraisse, il est « nourri comme un prince avec un soin tout maternel », on l’appelle « Monsieur cochon », on s’attache à lui, il est intégré de très près à la famille, rangé de fait au rang des enfants. En même temps, on l’a châtré pour l’engraisser, lui faire faire du lard, et c’est « comme si plus il y avait à châtrer, meilleur était le lard » (Verdier, 1990 : 358) : cette désexualisation marque un premier pas vers sa « dépersonnalisation » qui le conduira à devenir un objet, et plus encore un produit alimentaire. Vient le moment où on le déclare « méchant », « agressif », on le rend responsable de sa propre mort par ses excès : « on ne peut plus le garder », « il faut en faire quelque chose », en l’occurrence le saigner, le tuer, le manger.

336.

On parle parfois en France de « la saint Cochon ». L’expression connaît un équivalent bulgare, prasovden (jour du cochon) que j’ai entendu employer pour désigner, comme s’il s’agissait d’une fête calendaire personnalisée, le moment de la mise à mort.

337.

Ce qui n’empêche pas, au contraire, la pratique de s’accompagner d’interdits, de prohibitions, de règles. Le moment de la mise à mort, entre Noël et le jour de l’an, les pratiques d’échange de la « cochonnaille », l’interdiction de tuer le vendredi, l’éloignement des femmes réglées, etc., tout cela indique un cadrage rituel très précis de ce qui sinon pourrait, encore une fois, s’apparenter à un meurtre.

338.

Voir l’interprétation de la notion de sacrifice comme alibi d’une violence fondamentale (Lempert, 2000).

339.

« Comment accéder aux viandes porcines sans se rendre responsable d’un véritable délit ? Réponse : en manipulant le statut du cochon » (Dalla Bernardina, 1991 : 37).