De la chose au sujet en passant par l’objet

Si les interdits alimentaires musulmans s’expliquent par l’impératif de « juguler l’animalité » (Benkheira, 2000), la mise à mort consiste simultanément à « éloigner l’humanité ». L’abattage et le sacrifice peuvent être vus comme deux opérations différentes de transformation de l’animal en chair, dans lesquelles la mort animale reste un moyen, un mode transitif, et non une fin en soi. Le sacrifice insère l’animal dans une trame signifiante qui « explique » et justifie sa mort, qui qualifie positivement l’animal et sa mort. Par rapport à l’ensauvagement dans la chasse (Hell, 1994) ou la réification dans l’abattage non-rituel (Vialles, 1992), la divinisation opère une mutation de l’animal ou de l’être vivant en objet « bon à sacrifier ». Ces façons opposées d’éloigner la victime de son « humanité » potentielle (en faire une chose ou un dieu, pour résumer) visent à éviter le meurtre, cette « horreur » qui renvoie inévitablement à la question du suicide, puisque le meurtre est meurtre d’un homme, donc de soi.

L’animal sauvage ou l’animal de boucherie sont tués pour leur statut non-humain (sauvagerie, férocité, nocivité, etc.), mais pas seulement ; ils peuvent aussi l’être par une pure objectalité qui les range parmi les « choses de la nature » dont on peut disposer en toute liberté, purement techniquement (le statut de « viande sur pattes », de produit industriel, d’animal de boucherie). L’offrande sacrificielle n’est pas moins « tuable » pour sa non-humanité, mais de manière toute différente, en tant qu’elle est élue, bénie, sanctifiée, choisie. Le sacrifice articule l’objet et le sujet : il n’est pas purement et simplement une violence, car il instaure des « sujets » dotés d’une fonction de représentation de la communauté sacrifiante. Il relève d’une conception de la mort valorisante, au sens propre : l’offrande, la consécration, la mise à mort, le partage, la consommation créent la « valeur » rituelle qui rejaillit sur les sacrifiants.

Cette potentialité créatrice du sacrifice empêche de le résoudre à la destruction, à la pure manipulation destructrice d’un objet ou d’une chose, et impose de prendre en compte le statut de la victime, jamais purement passive ou niée. Si l’abattage artisanal fait pencher l’animal du côté de l’objet, qui peut avoir une valeur sentimentale, économique, patrimoniale, historique, esthétique, l’abattage industriel traduit le rejet de l’animal du côté de la chose, précisément de la chose sans valeur aucune, ni positive, ni négative ; il n’y a plus alors ni meurtre, ni sacrifice, ni chasse, mais seulement un usage de la chose. Le sacrifice, quant à lui, retranche la victime de son statut de chose ou d’objet pour la faire accéder à autre chose. C’est davantage le processus inverse, consistant à ravaler un sujet au rang d’objet, qui fait violence : le fait de disposer d’autrui comme d’un objet 340 . Ni purement objet, ni purement sujet, le support sacrificiel n’est pas simplement objet d’échange mais aussi sujet du don. Dans tous les cas, il articule des passages de l’un à l’autre, il se présente comme un opérateur de transformation. En l’opposant au meurtre comme destruction, on saisit mieux la dimension créatrice du sacrifice, qui veut que la mort n’est jamais donnée en tant que telle, mais en ce qu’elle fonde des valeurs supérieures.

Notes
340.

Dans ce cas, l’usage, à tous les sens du terme, n’est jamais loin : « Est-il licite d’écorcher un être humain et de se servir de sa peau, demande un jour un fidèle à un mufti maghrébin ? “Il n’y a pas pire supplice pour un homme, répond ce dernier, que l’utilisation de sa peau, de la peau d’un de ses parents ou de la peau d’un de ses semblables comme un instrument parmi d’autres. Dès cet instant il est assimilé au bétail qui a été créé pour son propre usage” » (Wansharîsî, cité par Benkheira, 1999 : 74, note 22). Godelier relate le cas d’un chef mélanésien capturé et tué, que l’on a dépouillé auparavant d’un collier comme s’il s’agissait d’un trophée : « traiter le chef Kailaga comme un mwali, c’est affirmer explicitement l’équivalence entre une victime humaine et un objet kula » (Godelier, 1996 : 123).