Sang sauvage, sang domestique

Le sacrifice est aussi une prestation sociale au sens normatif, dans laquelle apparaissent différents niveaux d’organisation des relations entre les hommes et le(s) destinataire(s) : qu’il s’agisse d’une alliance ou d’une rupture, le sacrifice porte sur un bien constitué comme commun. Il n’est pas surprenant que pour les religions du Livre, l’animal sacrificiel soit domestique, dont la principale caractéristique est l’humanisation de ses rythmes et modes de vie, son articulation entre milieu naturel et monde social. Sans être confondu avec l’homme, l’animal domestique fait partie d’un « monde humain », celui de la propriété, de la ferme, de la maisonnée, du troupeau : il est soumis à la loi, humaine par délégation divine, de ce monde-là.

L’animal domestique participe d’un « cosmos » domestique dans lequel sa vie quotidienne et toutes les fonctions qu’il remplit au sein de ce monde, reproduction, alimentation, mais aussi valeur économique, affective, rituelle, etc. sont tout aussi réglées que celles des hommes. Par cette symétrie avec l’homme, « l’animal domestique se révèle particulièrement bon pour penser les différences sexuelles et produire, à travers une série d’interdits, la hiérarchie des sexes. (...) L’animal domestique est bon pour penser et bon pour interdire, c’est à dire qu’il intervient, à partir de classifications de l’animal lui-même ou de ses produits, le lait, la viande, le sang, etc., pour classer et identifier les groupes humains à travers une série de codes qui établissent les distinctions et créent les identités » (Bonte, 1995 : 233).

Ce n’est pas le cas dans la chasse qui, si elle contribue à fonder des hiérarchies sociales, par exemple entre hommes et femmes, procède d’une mort excentrée, située en dehors du monde social comme espace de normes collectives. Cela ne veut pas dire que la chasse est une pratique asociale, ou que l’animal sauvage n’est pas socialement perçu, mais à la différence du domestique, il n’est pas un animal « cultivé », à tous les sens du terme : il ne se comporte pas de manière « civilisée » ou « mesurée », car la « sauvagerie » est affaire d’absence de mesure au sens social du terme, tout comme le chasseur est pris par une fièvre qui l’ensauvage et lui fait perdre toute mesure sociale (Hell, 1994).

Comparée à la domesticité, la chasse met potentiellement en cause l’ordre conquis sur la nature, par ses excès même ; par opposition à l’élevage, la prédation renvoie à une nature sauvage dans laquelle l’homme et l’animal sont sur un pied d’égalité et de rivalité (Descola, 2005 : 85-86). Animal sauvage et animal domestique sont incarnés et incorporés différemment : leur chair même, leur sang, leur mode de préparation, de consommation, de digestion dépendent de leur statut (Hell, 1994 ; Méchin, 1991 ; Dalla Bernardina, 1991).

La chasse suppose une homologie entre l’homme et l’animal en quelque sorte inverse de celle du sacrifice. Dans le sacrifice, c’est l’animal qui va à l’homme, s’intégrant à la sphère domestique jusqu’à en constituer le symbole dans son offrande. Cela nécessite une codification rituelle, dans l’espace et le temps, de l’effusion de sang : concrètement, il faut un espace de mise à mort, qui dans le cas du kourban sera socialisé, susceptible de servir de carrefour entre le social et le religieux. Cette dimension sociale consiste autant à sanctionner collectivement le sacrifice, qu’à le rendre témoin d’un ordre social hiérarchisé (ordre des possessions, propriétés), en le fondant éventuellement en Dieu.

Dans la chasse, c’est l’homme qui va à l’animal, s’identifie à l’animal (au lieu de l’identifier à soi dans le sacrifice) et « retrouve » une parenté naturelle avec le monde sauvage (Hell, 1994). Sa rencontre et sa mise à mort supposent de sortir de l’espace commun à la fois socialement, physiquement et mentalement, pour devenir l’égal de l’animal sauvage. La proximité entre le comportement « sanguinaire » de ces deux prédateurs que sont le chasseur et le violeur (« Orion chasseur sauvage qui extermine les bêtes sans observer aucune limite et qui, parallèlement, poursuit les nymphes pour les violer – dans les deux cas pour répandre le sang », Roux, 1988 : 126) renseigne aussi sur le type de sang que l’on rencontre dans la chasse : le « sang noir », « ontologiquement antinomique au sang de la Nouvelle Alliance, versé pour établir la religion triomphante » (Hell, 1994 : 168).

La différence du statut accordé à la victime se traduit donc en différents modes de mise à mort : chasser n’est pas abattre, qui n’est pas sacrifier, et chaque mode « crée » un sang spécifique. La mort de l’animal est adaptée à ce qu’il représente : on n’abat pas un agneau d’un coup de fusil, on n’égorge pas un chien, on saigne un cochon, etc. A la différence du sang et de la chair dociles de l’animal domestique sacrificiel, tout entiers au service de la collectivité humaine (comme le lait, la peau, etc.), de l’animal sauvage on ne maîtrise rien avant sa mort, ni le sang, ni le lait. La spécificité du gibier réside entre autres dans « la difficulté de le saigner correctement » (Poplin, 1988 : 164), ne serait-ce que par l’absence d’un espace social adapté. Comme « pratique du sang », la chasse s’apparente à un ensauvagement désocialisant, là où le sang sacrificiel, caractérisé par son usage sacral et instituant, comporte une dimension éminemment socialisante.

Entre meurtre et sacrifice, c’est donc un certain usage de la victime qui est en jeu, en fonction duquel vont varier le rapport à la nourriture (prescriptions ou interdits), le mode d’accès (tuer ou sacrifier) et le mode de consommation de la nourriture (dévoration ou communion). « La pureté du sacrifice et la bonne odeur dépendent de la saignée et de la cuisson » (Hell, 1994 : 72) : chaque type de mise à mort produit son sang spécifique, mais on peut aussi bien dire que chaque animal, en fonction de la mise à mort qui lui est associée, a un sang spécifique qui le destine à un usage social déterminé. Ainsi, en Europe, le gibier n’est quasiment jamais sacrificiel.

De chaque manière de convertir la vie en chair, en passant par la mort, découlent des modes culinaires et alimentaires. En tant que « faire sacrifice », le kourban est une forme domestiquée, de la mort animale : il renvoie à un espace-temps, des animaux, des fonctions sociales, des implications votives, des procédures techniques, des modes d’échange et de relation spécifiques. Domestication, possession, commensalité sont des indicateurs du monde symbolique et social dans lequel le kourban prend son sens.