L’animal autosacrificiel : rupture et changement du régime sacrificiel

Le mythe de l’animal autosacrificiel, largement attesté dans les Balkans, permet d’illustrer la rupture sacrificielle du sauvage au social. Il s’agit de l’histoire d’un animal qui se présente de lui-même pour qu’on le sacrifie, que les hommes égorgent sans respect, ce qui provoque différents malheurs. L’animal en question peut être un élan ou un cerf (Kyriakidis, 1917), envoyé par Dieu, qui vient s’offrir en sacrifice, et que l’on ne laisse pas se reposer, l’égorgeant à la hâte : suite à cette méconduite provoquée par la gloutonnerie, Dieu ou les saints, courroucés, cessent d’envoyer l’animal autosacrifié, ce qui explique que les hommes offrent dorénavant l’un de leurs animaux. Ce motif légendaire, largement diffusé dans le monde grec médiéval, a été réadapté d’une culture religieuse à l’autre : ainsi de la légende du cerf qui vient de lui-même pour le Kourban Baïram (Blagoev, 1996).

Dans l’une des variantes, le cerf envoyé tous les ans par Dieu se fait attendre : c’est pourquoi on le tue dès son arrivée, avec précipitation. Devant l’avidité des hommes, Dieu n’envoie plus le cerf et, depuis, on sacrifie des animaux domestiques. Une autre variante, toujours grecque, met en scène un bélier sauvage, offert par saint Mamas pour que ses viandes soient distribuées aux pauvres. Un jour, on égorge l’animal sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, ce qui met le saint en colère : il n’enverra plus de bélier et les hommes devront égorger des moutons (Georgoudi, 1979 : 296-299).

Différents détails émaillent cette histoire de l’« animal autosacrifié » : il vient de lui-même dans le village, pose la tête sur la pierre sacrificielle ou offre la gorge au couteau et se laisse mettre à mort. Si on ne le laisse pas se reposer, si on le tue sans égards ou précipitamment, si on ne le nourrit pas, l’animal ne revient pas. Il se laisse tuer à des fins divines, de même que la nature se laisse utiliser par l’homme, mais, tout comme elle, il exige respect et reconnaissance, autrement dit une forme de consécration.

Ce motif vient en contrepoint du bélier d’Abraham : dans les deux cas, la mise à mort suppose une réciprocité, une alliance dans le cas d’Abraham, une sorte de contrat naturel dans le cas de l’animal autosacrifié. Mais alors qu’Abraham se soumet lui-même à Dieu, dans le cas de l’animal autosacrifié les hommes, par précipitation et avidité, en viennent à commettre un meurtre. Si l’animal domestique est clairement situé entre l’homme et Dieu, l’animal sauvage est toujours à la lisière du meurtre. L’une des dimensions qui mérite attention est l’intention que l’on prête à la victime, la disposition à l’égard de son sacrifice : la victime l’est en toute connaissance de cause et au cours de la ritualité sacrificielle, on s’attache à emporter cet agrément de la victime, à le constater ou à l’interpréter.

Dans sa docilité, la victime est dotée d’une personnalité, et surtout d’un profil sacrificiel qui rend inexorable son destin et qui déresponsabilise le sacrificateur. La mort de l’animal sacrificiel n’est jamais arbitraire ou injuste : elle est nécessaire. De multiples épisodes mettent en scène cette « bonne volonté » qui confine à l’autosacrifice, et qui résout la mort à la volonté de la victime, le sacrifiant devenant parfois un simple exécutant. Cet ensemble de légendes peut être compris comme la métaphore d’un changement du régime sacrificiel, servant de mythe fondateur à la pratique du kourbani. Si auparavant, dans un passé non identifié, l’homme ponctionnait dans son environnement ce qui servait à sa subsistance, il est désormais tenu de sacrifier un animal lui appartenant, en guise de réciprocité. L’appropriation par avidité de l’animal autosacrifié symbolise la rupture du contrat naturel, qui rend nécessaire le sacrifice, une forme de restitution de la propriété.