Une carte du mangeable

Les économies alimentaires rituelles s’inscrivent dans des régimes socio-alimentaires plus vastes, que l’on peut caractériser en fonction de différents critères du « manger » : interdits ou prescriptions, consommation courante ou festive, association ou au contraire séparation d’aliments, critères gustatifs (sucré, salé, fort, doux, amer, etc.), qualification des repas (sloujba : repas cérémoniel, trapeza : repas festif, etc.) et des contextes alimentaires (kuhnia : cuisine, zavedenie, restorant : restaurant...). En Bulgarie, lors d’un repas de fête, ou tout simplement une réception, on mange lentement, avec parcimonie, en privilégiant des toasts réguliers, ce qui n’empêche pas l’ivresse ni l’amusement, au contraire, mais en tout cas on prolonge le moment passé à table, on étale la prise de nourriture, à la différence du kourban, mangé ensemble dès que distribué, comme on accomplit un acte rituel.

Un mets comme le kolivo, à base de blé bouilli auquel sont ajoutés divers ingrédients sucrés (miel, fruits secs, sirop, etc.) 349 , sert exclusivement aux commémorations funéraires. L’eau et le blé (sous forme de pain surtout) sont également des ingrédients basiques, présents à toute occasion et selon des registres variés : l’eau bénite est conservée à la maison, pour un usage alimentaire ou cérémoniel (aspersion, onction, etc.)... Enfin, on établit une distinction entre la kourban tchorba telle que servie dans les restaurants et celle que l’on prépare au village dans un cadre rituel. Un cuisinier de Dospeï (région de Samokov) explique que la kourban tchorba des restaurants inclut des ingrédients, que lui n’utilise pas pour la préparation des grands kourbani 350 .

Se dessine une carte du mangeable et du buvable, dont les « reliefs » sont multiples : échange, partage, distribution, offrande, conservation ou au contraire dilapidation, type de cuisson, type de goût recherché (sucré, salé, amer, doux, épicé, neutre...), insertion plus ou moins marquée dans un cadre liturgique. Certains ingrédients tels que la viande, l’eau, le sel, le pain ont une place ou une valeur symbolique spécifique. Si la kourban tchorba est souvent riche en légumes, huile, condiments, il existe des pratiques commensales qui déterminent davantage la qualité du kourban en fonction de sa « simplicité » culinaire : le kourban ne consiste alors qu’en la viande bouillie dans l’eau sans autre assaisonnement qu’un peu de sel, l’une des composantes d’un repas religieux festif, qui reçoit la bénédiction avant d’être ajouté aux mets.

La valeur de l’animal y est toujours en rapport avec sa santé, assimilée à sa grosseur et son caractère gras, mais la préparation se « radicalise » en quelque sorte et les ingrédients se réduisent au strict minimum : c’est le cas du kourban des nestinari du village de Bâlgari, seulement composé de viande, d’eau et de sel. La spécificité rituelle du plat kourbanique est alors marquée par une rigueur culinaire qui semble impliquer le minimum de transformations de la chair sacrificielle en aliment, comme si cette transformation risquait, dans ce cas précis, de refaire basculer la chair du sacré vers le profane, du sacrifice vers l’alimentaire : « juste le kourban et rien d’autre ».

La distinction la plus ferme se situe entre le blajno (gras) et le posteno (maigre) : lié à l’animal, le gras constitue le registre du mangeable par excellence lors du kourban. La chair peut ainsi être associée ou opposée aux légumes, en fonction d’une conception des différents types d’aliments selon leur position dans l’échelle à la fois matérielle et spirituelle des aliments. Du végétal à l’animal en passant par l’eau, ce ne sont pas uniquement de rapports de choses inanimées à êtres animés qu’il s’agit, mais de principes ou de valeurs qu’il faut savoir conjuguer ou distinguer, et qui se transcrivent en comportements alimentaires. Dans la famille karakatchane qui m’hébergeait à Samokov, les grands-parents se refusaient à mélanger produits carnés et produits laitiers, ce qui évoque l’interdiction de « cuire le chevreau dans le lait de sa mère », d’autant plus significative pour des individus qui ont connu la vie pastorale 351 .

La communion, le jeûne, la prière sont autant de postures qui renvoient à cette économie nutritive matérielle et spirituelle. La nutrition suppose une multitude de relations entre l’âme et le corps, les produits alimentaires et leurs représentations, les actes alimentaires et leurs significations sociales : « l’observance des interdits alimentaires est une condition stratégique du salut parce que ce dernier exige la soumission des appétits physiques et des passions (...). Les interdits alimentaires se présentent ainsi comme un élément central de cette vaste stratégie, à côté du jeûne, de l’ascétisme, de la diététique et du partage » (Benkheira, 2000 : 29).

Notes
349.

Une pratique répandue en Méditerranée, « un don votif de blé cuit et parfumé est offert le jour de la Toussaint et le Vendredi Saint aux personnes sortant de l’église, mais aussi aux amis musulmans » (Kanafani-Zahar, 2001 : 434).

350.

Pour l’anecdote, on trouve aux côtés d’autres plats « typiquement bulgares » (salade chopska, guvetch, kiopoulo, banitsa) une recette du « kurban », ou « soupe d’agneau », dans une rubrique de la chaîne Arte intitulée « cuisines des terroirs », qui entend valoriser « l’Europe culinaire ». « La poitrine d'agneau est un morceau assez bon marché et riche en fibres musculaires qui permet de réaliser un excellent potage. Le kurban doit avoir la consistance d'une goulache assez liquide ». Le terme kourban est ainsi employé sans aucune référence à son contenu religieux, mais comme une spécialité gastronomique.

351.

Cette interdiction, qui renvoie à l’incompatibilité, en raison de leur trop grande proximité, des humeurs et liquides corporels (Héritier, 1996), ne touche en effet pas leurs enfants et petits-enfants. Cette règle alimentaire est en un sens contextuelle, comme pourrait-on dire l’identité de groupe : bien que tous se disent Karakatchanes, ceux qui ont connu la vie pastorale la ressentent comme nécessaire, là où ceux qui connaissent une vie urbaine (et aujourd’hui migrante) conventionnelle l’ignorent, au sens propre comme figuré. Est-on également Karakatchane ?