La vie et la mort à table

La sémantique religieuse de la table, du repas et de l’alimentation accompagne les actes rituels les plus divers, qu’ils aient trait à la mort, à la naissance, ou à d’autres occasions 352 . Les pratiques funéraires sont notamment axées autour du principe de la commensalité : une table est obligatoirement dressée lors de l’enterrement et des commémorations et l’on « mange sur la tombe », et « si le mort est une personne âgée et respectée, on égorge un mouton entier, de toute évidence un kourban sui generis » (Gavrilova, 1999 : 80). En revanche, on dit parfois qu’« une famille en deuil n’égorge pas » : la mort est un kourban, nul besoin de sacrifier lorsqu’elle est déjà survenue. Si dans le kourban, « la relation avec la sphère surnaturelle reste assez lâche, dans la mesure où elle demeure au niveau de la parole, et ne s’exprime pas explicitement par des gestes rituels » (Georgoudi, 1979 : 300), dans le cas des rites funéraires, le partage et la consommation de nourriture ont une fonction évidente d’interaction entre le monde terrestre et l’au-delà.

Le rapport entre commensalité et sacralité comprend notamment des repas rituels pris sur la tombe du défunt : lui-même est l’un des convives de ces agapes mortuaires. On dépose du pain, une assiette, des œufs peints sur sa tombe, on verse du vin dans la terre, on laisse différentes sucreries, voire une cigarette s’il était fumeur. La félicité commensale constitue un lien entre le monde des vivants et l’au-delà, et on escompte sûrement, en invitant les saints et les morts à la table des vivants, que ceux-là leur rendent la pareille : on se représente parfois le paradis comme un banquet (Anastasova, 1998 : 37-42). L’une des coutumes funéraires les plus répandues, le kolivo, consiste à offrir à manger d’une préparation sucrée à base de blé bouilli, de miel et de fruits secs divers à l’issue de l’office célébrant le saint du jour, ceci en l’honneur des défunts qui portaient son nom.

Lorsque quelqu’un décède, la distribution du kolivo se fait dans la maison du défunt, aux visiteurs venus lui rendre hommage, et dans la cour de l’église, aux croyants assitant à la liturgie (Danforth, 1982 : 42-43). Le temps de la ritualité funéraire, ces deux espaces renvoient l’un à l’autre : le foyer comme l’église sont lieux de convergence, d’expression collective du deuil, entre sphères publique et privée. Comme dans la plupart des ritualités alimentaires, rien de la nourriture donnée en commémoration ne doit revenir à la maison.

Une relation s’établit entre l’acte de consommation collective et la prière pour l’âme des défunts : outre le lien entre communion alimentaire et communion spirituelle, un réseau symbolique dense unit la mort à la nourriture. Ainsi des parallèles entre la consommation de la nourriture dans l’espace-temps des rites funéraires et les conceptions selon lesquelles le mort doit lui-même être mangé, consommé par la terre (Puccio, 2002 : 29-33) : la métaphore alimentaire suggère une cosmologie des échanges entre monde des vivants et monde des morts. La mort est souvent personnifiée comme une dévoration, ainsi que dans ces vers tirés de l’épopée de Digénis Akritas, évoquant la mort du héros 353  : « O Mort perverse, Hadès pourfendeur des humains, tombe vorace, bouche insatiable... » (Lacarrière, 2001 : 221).

La question des rapports entre personne et rituel se pose à propos des rites commensaux dans les étapes marquantes du cycle de vie. Les banquets funéraires nourrissent le mort comme s’il était encore vivant : il faut qu’il ait le goût des choses qu’il a mangées et aimées, de l’alcool s’il buvait, du tabac s’il fumait. L’idée selon laquelle une partie du repas rituel est destinée aux dieux (le fumet du sacrifice, Détienne et Vernant, 1979) ne peut-elle se transposer lors de ces repas mortuaires à l’aide desquels « on entretient le mort pendant toute la période difficile durant laquelle il est censé voyager à travers les espaces célestes » (Cuisenier, 2004 : 135) ? La commensalité rituelle semble ainsi propice à articuler ce type de relations entre des sphères d’ordinaire séparées.

L’un des traits remarquables réside dans le changement de statut du mort, au fur et à mesure des commémorations, dont le rythme s’espace progressivement : trois jours, puis neuf, puis quarante jours et un an plus tard, etc. jusqu’à se dérouler avant tout lors des grandes célébrations des défunts (zaduchnitzi). De même, les interlocuteurs musulmans d’Iréna Bokova expliquent que l’on apporte de la nourriture (beignets, viande crue) aux proches récemment décédés, jusqu’à un an après le décès (Bokova, 2004 : 33). Au départ à peine désincarné, encore pourvu de besoins, de goûts, d’appétit, et socialisé comme mari, père, ami, etc., il devient peu à peu « pleinement » mort, s’éloignant de ses proches vivants à mesure qu’il rejoint les autres défunts, accomplissant par étapes le trajet qui le mène du monde terrestre au monde céleste (Danforth, 1982).

De même que les banquets funéraires évoquent une force vitale, l’individu est au départ rappelé dans son épaisseur biographique, non seulement par les lamentations qui insistent sur ce qu’il laisse derrière lui, mais aussi par les commémorations : celles-ci sont annoncées par des affichettes avec sa photo et quelques lignes l’évoquant, placardées dans les espaces entre privé et public que constituent la porte de la maison, le portail, la rue, l’église, les rubriques nécrologiques des journaux. Les rites funéraires s’apparentent à une mise à distance progressive, tandis que les rites de naissance ou de mariage, pour autant qu’ils constituent également un passage, resserrent les liens sociaux en enserrant l’individu dans son nouveau statut 354 .

Notes
352.

Les liens entre ces différentes phases rituelles sont étroits, et redoublés par de nombreuses pratiques entrecroisées : par exemple on se lave le visage, le jour du Lundi Pur, avec l’eau qui a servi à bouillir les œufs la veille pour sirni zagovezni, etc.

353.

Qui n’est pas sans lien avec le Christ (« pendant trente-trois ans j’ai vécu sur terre... »).

354.

A l’époque socialiste les différentes étapes de la vie n’étaient pas ritualisées, et pour ainsi dire pas politisées de la même manière : alors que la mort était laissée à la religion, l’individu quittant la société, la naissance et le mariage, étapes de socialisation, faisaient davantage l’objet d’une prise en charge rituelle (Vâltchinova, 2002a : 88).