La ritualisation des pratiques alimentaires met en regard différents rapports à la nourriture : ainsi d’attitudes opposées telles que l’abstinence ou la dévoration, la sobriété ou l’ivresse, mais aussi de multiples autres comportements nutritifs qui peuvent se décliner selon le type de nourriture (ingrédients, goût, quantité, mode de préparation), le statut du mangeur (social, symbolique, religieux, moral) et le degré de ritualisation qui entoure la préparation et la consommation (lieu et temps, dispositions symboliques et pratiques, contexte légitimant). La chair étant faite pour mourir, la vie et la mort sont les deux faces d’une consommation généralisée : alimentaire, sexuelle, charnelle mais aussi temporelle, matérielle, etc.
La manière de consommer détermine l’accès à une vie éternelle qui ne serait plus consommation, mais entière participation, existence pleine, autosuffisante, autojustifiée. Les conduites alimentaires rituelles peuvent-elles être appréhendées comme relevant d’« une logique de type sacrificiel, par la renonciation à la jouissance privée et individuelle des biens » (d’Onofrio, 1998 : 210) ? Le sacrifice, élargi à l’ensemble de ce qui peut relever d’une privation pour un bien supérieur, rejoint alors la problématique de la propriété et de la possession, et de leurs différentes manifestations (propriété privée ou publique ; économique ou sociale ou autres ; régalienne, souveraine, familiale, etc...).
En concevant le rapport à la nourriture sous l’angle d’un rapport de possession et d’assimilation, on peut distinguer différentes manières de manger : du dévoreur au communiant en passant par le jeûneur (forme particulièrement sacralisée – sacrifice de soi dans l’abstinence), les figures de « mangeur » se disposent différemment sur l’échelle de sacralité de l’acte d’ingérer. Le dévoreur 355 est caractérisé par un usage pervers et proprement bestial de la nourriture et des fonctions alimentaires : gloutonnerie, précipitation, avidité, il ne maîtrise ni son corps, ni son usage du monde comme nourriture. La figure opposée du jeûneur (lors du carême ou du Ramadan) possède une maîtrise de ses besoins et de ses pratiques alimentaires, dont il se dépossède, ce qui le rend d’autant plus apte à accepter la nourriture sacrée. La communion pascale, précédée d’un jeûne strict, suppose la maîtrise des appétits, notamment par des périodes d’abstinence totale qui visent à ne pas risquer le contact entre nourriture profane et nourriture sacrée.
Traditionnellement, l’observance du carême comme du Ramadan constitue un lien entre l’homme et Dieu, auquel la moindre entorse fait craindre pour le salut de l’âme : on assimilait d’ailleurs le décès d’une personne ayant rompu les trois premiers jours (triméra) du grand carême de Pâques, particulièrement importants, à un suicide, et on l’enterrait comme tel (Gavrilova, 1999). L’abstinence implique un rapport global à la chair, impliquant la nutrition comme la sexualité et les contacts humains : on appelle postnik un ascète à la fois reclus dans la vie érémitique, chaste et jeûneur ; on décrit une femme pieuse comme lélé Olga, figure mystique d’Asénovgrad, comme une « posti jena » (femme jeûnant) se contentant d’hostie et d’eau (samo nafora i voda) ; le premier jour du carême est appelé le Lundi Pur, Tchist Ponedelnik (ou Kathari Devtera) 356 .
Cependant, pour un grand nombre de jeûneurs, le carême est, autant qu’une obligation morale, un exercice individuel et collectif destiné à rendre l’homme « plus sain, meilleur et plus léger » (Gavrilova, 1999 : 81). Loin de signifier une sécularisation des comportements religieux, cette conception hygiéniste renvoie à une multitude de représentations des pratiques religieuses comme destinées à renforcer, maintenir, entretenir, restaurer la santé (zdravé), conçue comme équilibre général, le respect des normes et interdits alimentaires se concrétisant dans le corps comme dans l’âme.
En période de carême, les repas rituels collectifs et les kourbani sont soumis aux interdits alimentaires en vigueur : pas de viande ni de produit laitier. On dira ainsi que l’on fait un fassoul kourban (kourban de haricots), sans huile ni beurre, seulement composé d’eau, de sel et de haricots ; on fera aussi le vendredi un kourban de poisson, à l’imitation de celui de la saint-Nicolas. Le caractère sacrificiel du kourban est donc soumis au cycle alimentaire liturgique. Plus largement, dans les rites alimentaires, un rapport s’instaure entre intériorité et extériorité, énergies naturelles et transfiguration spirituelle, et plus généralement profanité et sacralité qui, loin de relever d’une simple « moralisation » de la nature et du corps, indique plutôt le jeu des tensions entre monde naturel et monde sacré, être matériel et être spirituel. L’alternance de périodes de débordement et de neutralisation est prise en compte par la trame rituelle de la vie quotidienne.
L’exemple du pain le montre, par la relation particulière qu’il entretient avec la chair : le ferment de vie qui agit sourdement dans le pain est d’un côté comparable au bouillonnement des passions, des fluides, des énergies internes qui mène au dérèglement du corps 357 . Ainsi des « mauvaises inclinations » qui, dans la morale judaïque, s’insinuent « dans la personne humaine tout entière, tel un “mauvais levain” [agissant] au tréfonds de la pâte de la nature humaine » (Brown, 1995 : 60). D’autre part, l’usage des pains azymes, commun aux traditions juive et chrétienne, s’intègre à un ensemble de prescriptions visant à purifier, au travers du rapport à cette nourriture fondamentale tant matériellement que spirituellement, le corps, l’esprit et tout ce qui les « nourrit » 358 .
Dans le christianisme orthodoxe, le partage ainsi que la consommation du pain rituel est un élément fondamental de toute cérémonie religieuse. Opérateur liturgique de première grandeur, matériau de base de la sacralité sous la forme de l’hostie, le pain est aussi nourriture de la maison par excellence. Présent dans quasiment toutes les opérations liturgiques, il établit une sorte de lien entre la maison et l’église, l’univers domestique et l’univers social. Aux pains rituels préparés à la maison, menés à l’église, bénis et partagés après l’office puis ramenés à la maison, s’ajoutent les hosties pour la communion (pritchastié, littéralement participation), confectionnées par une femme ménopausée. Le terme hostie, en bulgare, peut d’ailleurs se traduire par hostia (le terme latin signifiant victime) mais aussi kourban (offrande), jertva (victime) et enfin le grec prosphora, qui recouvre le sens d’offre, offrande 359 .
De la figure de l’ogre à celle de Barbe-Bleue en passant par l’exemple archétypal de Chronos.
Zagovezni (veille de carême), est la première étape du carême, celle qui marque le passage à une restriction alimentaire. Mesni zagovezni ou mesopustna, premier dimanche du carême, désigne l’interdiction des aliments carnés, suivi de sirni zagovezni ou siropustna, second dimanche du carême, avec l’interdiction des produits laitiers. Dans chaque occasion, la consommation des produits qui seront ensuite retranchés de l’alimentation s’effectue dans un cadre rituel traditionnel : viande (notamment volailles) à mesni zagovezni, banitza (feuilleté) au fromage à sirni zagovezni. Chacune de ces phases du carême est associée à des séquences rituelles et traditionnelles déterminées : ainsi, le samedi avant mesopustna correspond à une grande commémoration des morts, goliama zaduchnitza, lors de laquelle on se rend sur les tombes notamment pour y manger, tandis que siropustna s’accompagne de nombreux rituels de pardon mutuel, notamment des jeunes vis-à-vis des plus âgés.
La confection de pains représentant des agneaux ou des enfants (Christopsomo en grec) lors de la Nativité est un exemple de la relation entre pain et chair.
En un raccourci symbolique évocateur, on surnomme parfois, dans la tradition bulgare, le kvas (levain) le « père » de la pâte ; le « jeune levain » (mlad kvas) qui servira à la confection des hosties (prosphori) est quant à lui préparé le jeudi de la semaine sainte : symbole de fertilité, notamment de virilité, le levain est donc en soi une « force » à contrôler.
Les hosties, offrandes non-sanglantes, sont marquées du sceau du prosphornik, un ustensile en bois orné d’une croix et de signes religieux.