La table du sacrifice

Centrale dans les religions du Livre, la problématique de l’alimentation est traitée de manière spécifique par le christianisme : le fait que le Christ s’offrit en repas traduit le problème du rapport à Dieu en alternative entre manger et être mangé, l’acte même de manger pouvant relever de la profanation la plus scandaleuse comme de la sainteté la plus pure. Il sanctionne en outre l’obligation de consommer le sacrifice, à la différence de l’holocauste, mais aussi en contrepoint du sacrifice purement votif, qui n’implique pas nécessairement la communion. Le sacrifice, dans son acception chrétienne, est secondaire par rapport à son intention et sa finalité : la communion, l’Eucharistie.

Alors que l’islam règle en amont l’accès aux chairs, le christianisme le légitime en aval, dans la communion, promesse de salut qui répare en outre un autre acte d’ingestion, le péché originel. C’est l’une des ruptures formelles par lesquelles le Christ entend inscrire la nouveauté de son message religieux vis-à-vis du judaïsme : de même que « ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel, c’est mon Père qui vous le donne, le pain du ciel, le vrai ; car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde » (Jean, 6/32-33).

L’un des points de controverse qui oppose Jésus aux Docteurs de la Loi est précisément le rapport aux nourritures licites ou illicites : le Christ lève l’interdit sur le type de nourriture, tout en introduisant d’autres prescriptions quant à la manière de se nourrir, et en instaurant l’obligation de communier, soit se nourrir de lui-même. Le Mystère trouve son accomplissement dans l’usage alimentaire ; à bien mettre en perspective tous les éléments de la liturgie pascale, la dimension sacrale de la nourriture et de la consommation apparaît comme l’une des charnières majeures du système de pensée chrétien.

La symbolique de la table est particulièrement présente dans les représentations chrétiennes : « la Table est appelée ainsi parce qu’au moment de la liturgie eucharistique, elle porte le Seigneur “qui repose sur elle en tant que Dieu et s’y sacrifie en tant qu’homme” » (Clément, 1986). Symbole de la communion, elle opère la conjonction du profane et du sacré, ou plutôt la conversion et la transformation de l’un en l’autre. La consommation, l’ingestion ou encore l’incorporation et les conditions dans lesquelles ces opérations s’effectuent, toutes ces dimensions de l’Eucharistie occupent une place centrale dans le culte et la socialité du christianisme.

Une multitude de problématiques se nouent : l’offrande, le sacrifice, la commensalité, la festivité, les postures adoptées par le corps et l’âme en vue de la purification et du salut, les jeux de règles et de contraires qui règlent la formation et l’agencement des espace-temps rituels, la formation en somme d’une règle de l’ingestion et de ses contraires, etc. De nombreux théologiens orthodoxes insistent sur la dimension mystérique de « l’homme liturge », et sur la réalité de l’union en l’église du pain et du corps, du vin et du sang. L’espace liturgique est une métaphore du corps et de l’âme de l’homme, séparant à l’exemple de Maxime le Confesseur la nef (le corps) du sanctuaire (l’âme), deux ordres entre lesquels l’autel, la « table sainte » (hiera trapeza), se dresse 360 .

Le sacrifice et la Pâque, repas sacré, sont intimement liés, de même que le kourban comprend une dimension funéraire et résurrectionnelle : l’offrande passe de l’état de corps vivant à celui de cadavre puis d’énergie sacrale propre à la consommation. La Pâque et l’Eucharistie indiquent la proximité, dans les conceptions chrétiennes, du sacrifice et du repas (Rigaux, 1989) : « c’est dans ce contexte pascal, en effet, que la liturgie eucharistique, qui suit immédiatement les matines pascales, prend tout son sens, devient vraiment une participation au festin du Royaume » (Clément, 1986 : 176).

Lorsqu’au final de la Semaine Sainte vient l’heure de la résurrection, le texte liturgique se fait clairement sacrificiel : « “le Christ comme mortel est l’Agneau ; étant immaculé, lui sans péché, il est notre Pâque (...) Le Christ est la Pâque nouvelle, la victoire de la Vie, l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde”. Le tombeau se transforme en chambre nuptiale, en banquet messianique » (pp.174-175) 361 . L’articulation entre la vie et la mort par le biais de la nourriture sacrificielle (l’Eucharistie) est centrale : des liens complexes s’établissent entre nourriture terrestre et spirituelle. Dans le sacrifice, la mort transfigurée devient force de vie dans sa consommation par les commensaux.

A l’issue du cycle pascal, le Christ ressuscité « se livre hors du Livre jusqu’à se donner à nous en boisson et en nourriture », appel à tous « à prendre part au Repas messianique et devenir un seul Temple-Agneau » (Clément, 1986 : 177). Suit un temps d’agapes : « le jeûne est rompu, les jours d’abstinence (le mercredi et le vendredi) sont supprimés, la fête s’exprime dans l’abondance et le partage de la nourriture. A la fin de la liturgie pascale on fait bénir (...) toutes sortes de victuailles. En particulier, des œufs teints en rouge, dont certains, symboles de résurrection, sont déposés sur les tombes, dans les cimetières. Car les morts, qui ne sont pas morts, participent aussi à cette immense communion ».

« Les Grecs ont la coutume de manger l’agneau pascal. Pendant toute la semaine, la table est mise en permanence dans la plupart des familles, on se rend les uns chez les autres, on échange le baiser pascal – “Christ est ressuscité ! – En vérité il est ressuscité” - on partage la nourriture, la vie circule dans la joie ». Cependant cette célébration liturgique est à distinguer du kourban : le sacrifice de l’agneau pascal n’est la plupart du temps pas considéré comme un kourban. En Grèce, on « immole les agneaux avant le jeudi saint – hors du temps de la Passion – au cours d’une réunion qui a les allures d’une grande fête. Ces agneaux-offrandes sont désignés du nom antique d’obelias, c’est-à-dire offrande à la broche. On les mangera grillés le jour de Pâques. Les viscères grillés à part sont la délicatesse par excellence » (Papamanoli-Guest, 1991 : 67). Deux systèmes sacrificiels semblent coexister, s’entremêler, se recouper et se distinguer en même temps : l’un trouve son axe dans la Pâque du Christ, l’autre puise dans ce que l’on peut nommer, faute de mieux, la tradition religieuse.

Notes
360.

« Le mystère de la table-autel est au cœur des “mystagogies” byzantines qui étudient à la fois l’espace symbolique et le temps poreux à l’éternité dans lesquels se déroule la liturgie » (Clément, 1986 : 171).

361.

Ainsi, lors de cette période cruciale du cycle orthodoxe, Dieu « pour nous se fait nourriture » (Clément, 1986 : 174). Le « Grand Samedi », « au début de l’office, l’epitaphion est solennellement déposé sur l’autel où il restera jusqu’à l’Ascension : le Christ est ainsi véritablement identifié à la Table sainte » (p.176). Le banquet est hospitalité, instance commune, réconciliante : « que tous se délectent au banquet de la foi ».