2) Le corps lieu de passage : l’exemple de la bouche

La dimension alimentaire de la ritualité renvoie à une conception transformationnelle des processus nutritifs et votifs, tant corporellement que spirituellement. Dans le christianisme, c’est notamment par la bouche que s’opère la transformation du profane en sacré, et que s’effectuent des échanges entre l’intérieur de la personne et le monde extérieur. De la bouche sortent la prière ou le chant, mais aussi la bénédiction, le Verbe au sens biblique, etc. ; inversement, y entrent l’hostie, l’eau bénite, et bien sûr le kourban et tous les aliments, chacun ayant une action plus ou moins grande sur le corps et l’âme.

Il arrive que tout échange passant par la bouche soit proscrit, en vue d’une purification avant un acte rituel d’importance (confession, communion...) par l’abstinence (jeûne, post) ou le mutisme (un rite comme mâltchana voda – voir plus bas). Dans son ouvrage consacré à l’étude des rapports entre comportement religieux et conduites alimentaires, Bynum (1994) évoque ainsi les pratiques d’abstinence et le contrôle général du corps qu’impliquent le renoncement et le jeûne, préparant le « passage » au repas divin : l’Eucharistie. La bouche est l’orifice par lequel s’effectue la mutation de la personne en chrétien : organe de la conversion, par la communion.

Dans un autre registre, la lance de saint Georges, l’un des grands « convertisseurs » du monde chrétien, se plante dans la bouche du dragon, c’est-à-dire la partie de son anatomie qu’il convient de maîtriser et par laquelle sont rendus possible son apprivoisement, sa mort ou sa conversion. S’il faut lui « clouer le bec », c’est en raison de ce qui entre dans et sort de sa bouche : le dragon, dévorateur de jeunes vierges, crache des flammes, du feu, ou exhale une puanteur insoutenable 362 . La bouche monstrueuse remplit des fonctions symétriques, quoiqu’inverses de la bouche chrétienne, qui se nourrit d’hostie et formule des bénédictions.

Elle recèle le même pouvoir « fécondant », à la fois concret (passage par la bouche et séjour dans le corps) et métaphorique (la « naissance » du chrétien par la bouche lors de la communion) 363 . Les processions carnavalesques lors desquelles on jette des pains dans la gueule du monstre tiré en laisse dans toute la ville, montrent que c’est par la bouche, par cette communion administrée par les citoyens eux-mêmes, que s’accomplit la mutation du monstre sanguinaire en serviteur de Dieu et éventuellement protecteur de la Cité (Dumont, 1951 ; Propp, 1983 ; Gueusquin, 1981 ; Le Goff, 1977 ; Popova, 1987 ; Benovska-Sâbkova, 1992 ; Privat, 2000).

Le bien comme le mal peuvent transiter par la bouche 364 . Ce statut transitif est mis en évidence dans ce passage de l’Evangile de Matthieu, lors duquel Jésus fait procéder la pureté et l’impureté, non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur de l’être : « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui rend l’homme impur » (Mt, 15/11, je souligne). Ainsi les bons chanteurs sont-ils particulièrement prisés et appréciés dans les communautés chrétiennes orthodoxes, et de nombreux groupes de fervents se manifestent par leurs performances vocales dans les églises : c’est le cas du mâjkiat hor (chœur d’hommes) dont chaque paroisse est généralement dotée et qui assiste le prêtre lors de la liturgie, ou du drujestvo (compagnie, association) d’Asénovgrad, composé quant à lui uniquement de femmes.

D’un autre côté, le mal est souvent représenté comme entrant ou sortant par la bouche : dans sa représentation iconique, la princesse exorcisée par saint Tryphon vomit un être démoniaque à forme de gros chien noir. Quasiment tout ce qui passe par la bouche est ainsi susceptible de recevoir une interprétation en termes d’échanges et de conversion, du bien vers le mal, de l’intérieur vers l’extérieur, de l’individu vers la communauté ou inversement.

Le nœud du mystère chrétien serait-il en partie buccal, la Cène, le repas mystique représentant le sceau de l’alliance christique et devenant sacrement fondamental : l’Eucharistie (Rigaux, 1989 ; Duchet-Souchaux et Pastoureau, 1994 : 80-81, 98-99) ? Si manger, c’est « rencontrer Dieu » (Bynum, 1994) 365 , il faut également prêter attention aux autres usages de la bouche qu’alimentaires. Les prescriptions et interdits qui touchent la bouche et ses usages sont multiples et variés ; ils touchent aussi bien les aliments, la voix, le crachat (qui sert à conjurer, dans la tradition), que le chant, le murmure, le rire, etc.

Les rites de mutisme 366 (mâltchana voda, rituels d’éviction de la maladie, notamment la peste), en dehors de l’opposition entre le bruit et le calme à mettre en regard avec les rites cacophoniques, requièrent une maîtrise de la voix et des émotions vocales, souvent lors de « passages » ou de « médiations » qui recèlent une part de danger 367 . Il s’agit expressément d’empêcher la voix de sortir, à la fois pour ne pas troubler l’ordre rituel, et pour ne pas risquer de la perdre ou faire échouer la manœuvre rituelle. La parole, son usage et son efficace, est parfois présentée comme l’un des critères distinctifs entre hommes et femmes (sur le statut du silence chez les femmes, Herzfeld, 1991) 368 .

En regard des rites de mutisme, qui signalent le statut trouble de la parole et de la voix (et leur fragilité), la maîtrise ou non de cette parole et de cette voix est un enjeu fondamental de la culture chrétienne, mais aussi de nombreuses autres traditions religieuses, renvoyant à la sexualité et sa maîtrise. Le pouvoir symbolique du mot, du dit, de l’oral – pensé et pratiqué en regard de l’écrit, du signe – se manifeste et se révèle dans des exemples aussi différents que les procédures de nomination lors du baptême, le rôle de la profération dans les rituels sataniques, le lien entre mutisme et folie (Charuty, 1985), ou encore la place du chant dans la liturgie orthodoxe (Seppälä, 1989).

L’oral saint est censé provenir de l’écrit biblique qui lui-même provient du Verbe. Le prêtre est en premier lieu détenteur de la parole convenable, et convenablement articulée : il sait non seulement les phrases qui ont une fonction rituelle, et en cela il performe le sacré, mais il sait comment les prononcer, selon quel rythme et selon quels critères esthétiques. Ainsi dit-on parfois d’un mauvais prêtre qu’il « ne chante pas bien » (toï ne pee dobre), au sens propre comme figuré. Mais on a également coutume de dire d’un prêtre qu’il « lit » (toï tchete) ce qu’il bénit, ou que la bénédiction est un tchetene (lecture) : il est remarquable que, pour autant que la (bonne) parole est la marque du (bon) prêtre, celle-ci tire son sens et sa puissance de l’écrit, de sa relation à un contenu scriptural.

« Le pope lit les kourbania et les pains » : l’expression littéralement traduite (« o papas tha diavas’ ta kourbania kai ta psomia », Aikaterinidis, 1979 : 74), implique une équivalence entre lecture et sanctification, performation du texte sacré et performation du sacrifice comme acte sacré. Le caractère sacré du kourbani vient autant, sinon davantage, de cette lecture-prière que du sacrifice proprement dit. Ou plutôt, si l’acte sacrificiel performe une sacralité en quelque sorte individuelle, terrestre, « incarnée » en l’animal encore intègre, c’est la prière, la « lecture » qui rend ce sacré universel, abstrait, verbal, l’étend à toute la communauté, le situe dans un sacré souverain. Dans la liturgie, quasiment rien de ce qui est prononcé (chants, bénédictions, oraisons, même les homélies se basent sur des écrits...) n’est improvisé, livré uniquement à la parole : tout puise dans l’écrit fondateur, le verbe y est institué en règle, et la voix assujettie à sa dimension scripturaire (partitions, tropaires, Kalandas, hymnes, etc.).

La garantie de l’efficace religieuse du dit réside dans l’écrit, sa lisibilité. La parole entretient des liens fort ambigus à l’écrit : la force de l’écrit dans les pratiques religieuses « légitimes » ou « parallèles » s’avère très présente en Bulgarie et dans les Balkans, de même que dans l’aire méditerranéenne 369 . « Lire » et « chanter » sont deux métaphores symétriques de la prière et de la bénédiction : c’est le Verbe à la fois écrit et oral qui sanctionne la sacralité ; le caractère psalmodique de la parole liturgique renvoie à sa forme écrite. C’est dans la conjonction entre le texte, l’écrit et la voix, l’oralité, que s’accomplit le travail de sacralisation.

Non seulement l’écrit sert de base à la parole religieuse, la « bonne parole », celle qui à proprement parler répond au, et provient du Livre, ne s’éloigne pas du texte littéral, mais il neutralise, en les fixant, les paroles et ce qu’elles contiennent de dangereux, notamment ces mots qui ont le pouvoir d’influencer nos vies. On transpose sans cesse le dit religieux dans le dit magique ou inversement. L’écrit, dans la forme que prennent ces prières retranscrites, est utilisé pour donner en quelque sorte un « pouvoir bénéfique » à la parole : se rapprochant de la textualité religieuse, il en imite les formes, car en l’occurrence c’est dans la conversion de l’écrit en oral et de l’oral en écrit que se situe une partie du pouvoir des mots.

Sans parler de toutes les contraintes qui pèsent sur chaque mode d’énonciation : dans le canon et la pratique orthodoxes, à quasiment tout correspond un rythme (musical, locutoire, oral, etc., une tessiture (les chants, les prières, etc.), un volume sonore (prière à voix basse ou muette, déclamation, par exemple le tonitruant Hristos vâskrese ! – « Christ est ressuscité ! » – pascal), etc. Les formes « non institutionnelles » – ou « traditionnelles » – du sentiment et du comportement religieux, mais aussi d’une grande multitude d’aspects de la vie traditionnelle (passant notamment par le chant 370 ), revêtent souvent des structures et des fonctions similaires, le volume, la tessiture, la musicalité, le ton, etc. jouant un rôle rituel effectif, servant au même titre que les gestes, les objets ou les comportements à faire advenir du sens conforme à des intentions.

La bouche résumerait l’humanité, avec ses faiblesses comme ses forces : qu’il s’agisse de péché originel ou de rédemption eucharistique, ce sont des actes concrets d’ingestion qui font de l’homme ce qu’il est, un mortel, à la fois un être de chair et de péché et une créature divine capable de salut. La bouche suggère au moins deux caractéristiques qui situent l’homme entre le monde créé et le divin : la nécessité de s’alimenter, qui le rapproche des bêtes, et l’échange verbal, la faculté de communication qui le rapprochent de Dieu.

L’oralité occupe une place décisive dans l’Ancien Testament, ainsi qu’en témoignent les nombreuses interventions de Yahvé sous forme de sentences, conseils, parole « efficace » (Isaïe 55 10 : « l’efficacité de la parole de Yahvé » ; et les leitmotive « ainsi parle Yahvé », « et maintenant, Yahvé a parlé », etc.) ; cette parole qui engage joue un rôle fondamental dans la conception d’une élection divine, et l’idée d’une langue élue comme lien direct avec le divin. Dans le Nouveau Testament, Dieu ne parle plus aussi directement aux hommes, ou plutôt il le fait sous forme humaine, par l’intermédiaire du Christ. Cette parole médiée peut se traduire ; elle n’est plus liée à une « langue sacrée » qu’il faudrait détenir de naissance, par élection (« le Seigneur Yahvé m’a donné une langue de disciple », Isaïe, 50 4).

La communication entre les hommes et Dieu ne dépend pas de l’accès à une langue sacrée qui ferait Loi par sa seule énonciation, mais de la force de vérité de la parole juste (« en vérité je vous le dis ») : il ne suffit plus de dire, il faut dire vrai. Ce mode d’expression, opérant le passage du « peuple élu » qui détient la langue légale à l’« homme » qui dit vrai, du peuple à l’homme comme protagoniste du salut, joue un rôle dans la revendication d’universalité que le christianisme vise à opposer au Judaïsme. L’un de ses équivalents rituels est la caducité des sacrifices, dont l’efficacité est niée au profit de l’esprit de sacrifice 371 .

L’analyse du rôle symbolique de la bouche peut aider à saisir la problématique de la transition d’un sacrifice à l’autre, du sacrifice vétérotestamentaire à l’Eucharistie : dans cette dernière, ce n’est pas l’hostie qui compte, mais celui qui l’absorbe, et son intention. Si « l’homme est ce qu’il consomme » (Evdokimov, 1980 : 13), le changement de modèle sacrificiel et le passage au registre communiel impliquent que le centre de gravité du sacrifice se déplace de la mise à mort vers la communion.

Notes
362.

Sa bave joue également un rôle central dans les légendes roumaines, lors des combats que les dragons-serpents se livrent entre eux pour la suprématie, permettant de désigner le Roi des baveurs, i.e. le roi des serpents (Popova, 1987 : 59-65). Confirmant le statut ambivalent du dragon (monstre et gardien de trésors, notamment le chrême, voir Albert, 1990), la bave des serpents sert aussi à sécréter des perles qui, une fois avalées, transforment le rampant en dragon.

363.

Propp, comparant différentes mythologies, atteste également de la signification largement répandue de la bouche du dragon comme palier initiatique, opérateur de transformation voire de renaissance sous une autre forme : le héros avalé subit une gestation qui le transfigure, le divinise éventuellement. Ainsi de rites de passage Maoui (Océanie) qui consistent à faire passer les jeunes hommes dans un édifice représentant un serpent géant : « Le dragon figure ici le principe matériel, le ventre. N’oublions pas que dans le rite, sortir du ventre du serpent est considéré comme une deuxième naissance, plus précisément comme la naissance du héros » (Propp, 1983 : 363). On pense à Jonas « voyageant », dans tous les sens du terme, dans le ventre d’un autre genre de monstre, la baleine, la gestation étant conçue comme un voyage ; on pense aussi, de manière symétrique et inverse, à la Vierge, fécondée par le Verbe, la Nouvelle que lui délivre Gabriel, épisode bien nommé si l’on s’intéresse au rapport qu’entretient le sacré à l’oralité sous toutes ses formes : Annonciation. Dans les représentations classiques de l’Annonciation, la Vierge « fécondée » est en général placée devant un livre ouvert, avec l’archange à ses côtés, l’écrit et l’oral se répondant.

364.

« Un homme lança une pierre, avec une malveillance délibérée, sur une icône sacrée du Christ. Immédiatement, une colombe s’échappa de sa bouche et un corbeau y entra ; en d’autres termes, l’homme avait désormais en lui un démon noir au lieu de l’Esprit sain, et il connut l’obscurité au lieu de la lumière – il devint aveugle » (Cormack, 1993 : 142).

365.

La parole de Dieu est assimilée à une nourriture, et s’en priver revient à s’exposer au dépérissement, tout comme arrêter de se nourrir : c’est l’un des thèmes d’une préface à l’évangile qui s’adresse explicitement aux « foules slaves » : « ...comme en effet la corruption s’attaque aux chairs, corrompant tout, pourrissant plus que pourriture, quand elles n’ont pas leur nourriture, ainsi toute âme dépérit, n’ayant pas à jamais la vie divine, quand elle n’entend pas la parole de Dieu » (Mazon, 1956 : 22).

366.

Une femme qui jeûne est littéralement « sans bouche », à l’exemple de la Kira-Sarakosti grecque, figurine en papier qui représente sous la forme d’une femme sans bouche le jeûne de Pâques et ses sept semaines : « Kira-Sarakosti n’a pas de bouche parce qu’elle fait un jeûne absolu (den ehei stoma, iati eina olo nisteia) » (Tsokatou-Karveli, 1998 : 50).

367.

Rites répandus dans de nombreuses cultures traditionnelles balkaniques : « le pain qu’on met sur la table des « Ursitoare » (Fées du Destin) doit être pétri par une fille habillée en homme et obligée de se taire pendant tout ce travail » (Popescu, 1993 : 201-202). Il est frappant qu’il s’agit d’une pratique féminine (pétrir le pain) accomplie par un homme (la fille déguisée). Le voyageur ou l’étranger (ainsi incarné par une fille habillée en homme) est un médiateur entre le nouveau-né et ces Fées qui décideront de son destin.

368.

« Like the devil, women have a facility with language (...) But this is not interpreted as female superiority : on the contrary. An intelligent man is measured in his speech and weighs his words with care. Woman’s facility with speech merely demonstrate her intemperante nature, careless and impetuous » (Rheubottom, 1985). Dans le contexte grec orthodoxe, Lucy Rushton relève l’assimilation des femmes à deux oiseaux aux vertus antinomiques, la colombe et la pie, notamment en raison du bavardage incessant de cette dernière : « women are supposed, according to the traditional symbolism of the wedding ceremony, to be as doves – pure, gentle and innocent. (...) Women of the village of Velvendos have (...) altered the metaphor and interpret the little figure of a bird which surmonts their marriage crown as a magpie because, it is said, it is the bird which caws, like women who talk to much » (Rushton, 1983 : 58).

369.

Pour une revue de différents auteurs, voir Charuty (2001). On pense aussi à Favret-Saada (1977) et la réflexion qu’elle conduit sur l’inclusion de l’ethnologue dans un réseau ou être « parlant » et être « écrivant » revêt une signification magique directe. J’ai encore de multiples textes de prières ou de formules qui m’ont été donnés, sous le sceau d’un secret qui confine davantage à l’intimité qu’à l’ésotérisme, par des gens de tous horizons. Une femme d’âge mûr d’Asénovgrad, qui rechignait parfois à « parler religion », m’avait par contre fait passer un recueil de prières destinées à Sveti Kiprian (saint Cyprien), protecteur contre « les magies » (maguiite) : s’il fallait « dire » les paroles, dans un certain contexte et notamment à proximité des reliques du saint, pour qu’elles aient une efficace (et inversement ne pas les prononcer hors de ce contexte), il n’en apparaît pas moins que la forme de leur transmission, de leur circulation, voire de la possibilité de les délivrer, dans le cas présent, passe par l’écriture. Il était significatif que cette femme, pourtant prolixe voire encline au commérage, ne parlait qu’à voix basse de certaines choses, notamment celles qui touchaient précisément à la magie, et refusait tout net d’en parler lorsque nous étions dans l’enceinte d’une église.

370.

Je pense bien sûr aux fameuses voix bulgares, qui scandaient notamment les réunions féminines et dont on connaît les intonations « mystérieuses » : ce qui est mystérieux, c’est aussi l’unité de style et de performation qui donne le sentiment, par la petitesse des écarts entre les voix, qu’une même personne dédoublée chante.

371.

Pourtant, l’ambiguïté du sacrifice est sans cesse rappelée dans l’Ancien Testament, tout à la fois inutile (« que m’importent vos innombrables sacrifices ? dit Yahvé. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Le sang des taureaux et des boucs me répugne. (...) Cessez de m’apporter des offrandes inutiles : leur fumée m’est en horreur. », Isaïe, 1 11-13) et nécessaire (Yahvé fustige fréquemment « l’ingratitude d’Israël » : « tu ne m’as pas porté en holocauste tes brebis, tu ne m’as pas honoré par des sacrifices », Isaïe 43 23). Ce rapport paradoxal au sacrifice relève du double bind permanent d’une alliance jamais consommée, d’une Loi aussi intangible qu’inaccomplie, d’un sacré toujours dénoncé comme fallacieux (« le sacré qui m’enveloppe et me transporte est violence », Lévinas, 1976 : 29), face auquel Lévinas en appelle à une éthique fragile de la responsabilité, cette « difficile liberté » qui consiste à se soumettre sans s’abandonner ni s’oublier. Ce double bind serait-il la source d’un désenchantement permanent, assurant l’homme qu’il ne saurait jamais se reposer en Dieu ?