« Il ne doit rien rester »

L’échange, la consommation, le don sont autant de modes relationnels permis par le rituel, partant de caractérisations du monde social local. Le sacrifice tient dans le dispositif votif particulier qui conduit à faire d’une offrande le support de vœux circonstanciés et de pratiques sociales, d’échange et de consommation. Le kourban s’inscrit dans une événementialité et procède d’un contexte spécifique ; il ne relève pas de ces procédures de mise à mort « habituelles » que sont l’abattage rituel ou la boucherie ordinaire sans prescription particulière 372 . Le passage du votif au nutritif, du sacrifice à sa consommation, s’opère dans des circonstances définies, le lieu et le moment du repas donnant particulièrement à lire la dimension communautaire et sociale du kourban.

Les aliments rituels, destinés à être incorporés biologiquement, doivent aussi être incorporés socialement et symboliquement : c’est pourquoi le kourban est produit et consommé dans un espace-temps rituel circonscrit. Le rituel et toutes les activités qui le composent, du sacrifice au repas, sont synchronisés avec le « férial » correspondant, couvrant de manière elliptique la journée. Cela se manifeste par un mode de consommation lui-même localisé, cadré, ritualisé : le kourban se consomme d’abord immédiatement et sur place, dès qu’il est distribué ; on en garde ensuite quelques portions, qui sont ramenées à la maison pour être dégustées par les parents et amis absents lors de la distribution.

Ces repas successifs doivent en principe avoir lieu le jour même : ainsi prévu pour être entièrement consommé dans le temps même de sa sanctification, le kourban ne donne en principe pas lieu à des pratiques, par ailleurs répandues en Bulgarie, de conservation et d’économie (Chevalier, 2000). En termes de temporalité et d’économie alimentaire, le système sacrificiel se distingue de la gestion quotidienne ou ordinaire des besoins nutritifs. Pas de tri des denrées en fonction de leur aptitude à la conservation, ni de modes de préparation suggérant une conservation des mets rituels : du kourban, on dit souvent qu’« il ne doit rien rester ».

La promesse est consommée en un temps maîtrisable rituellement. Le régime alimentaire rituel est lié à des valeurs religieuses et à une périodicité : alternance du gras et du maigre pour les chrétiens, mois de Ramadan pour les musulmans. Ces contrastes dans le mode alimentaire, ces rythmes diététiques s’appliquant à l’individu comme à la collectivité, renvoient à une gestion des rapports de l’âme et du corps, aux relations entre système nutritionnel et dispositions spirituelles, indiquant la place de chaque aliment dans l’économie générale de la table 373 .

Le kourban, comme d’autres aliments rituels (kolivo), fait partie des produits religieux que l’on ne thésaurise pas, parce que destinés à un mode de consommation spécifique : le conserver reviendrait à l’extraire de son espace-temps 374 . Derrière le motif religieux, les critères de consommation supposent une gestion concrète, pratique, sociale du ou des produits du sacrifice : « il ne faut pas conserver la viande du mouton de l’’Ayd mais la consommer au plus vite, sinon c’est hâram » (Brisebarre, 1998 : 75).

L’intégralité du kourban est consommée dans la journée, attestant son caractère événementiel et évitant des « chevauchements » rituels impropres : en effet, manger du kourban quinze jours après la fête remettrait en cause le lien qu’entretient chaque kourban avec un saint, une personne, une occasion, un événement déterminés, mais risquerait aussi de contrevenir aux prescriptions alimentaires périodiques (périodes maigres ou fastes). Son caractère d’anniversaire ou de commémoration n’autorise pas une grande latitude dans le temps ni même dans l’espace.

Plus encore, chez les chrétiens, la sanction religieuse du kourban émane du prêtre, aucun autre acteur de la communauté (y compris le sacrificateur) n’ayant de compétence ou de fonction sacrale correspondante. Même si de multiples interventions rituelles émaillent le déroulement du kourban, marquant la place de chacun dans l’accomplissement du rituel, aucune ne peut remplacer la bénédiction en bonne et due forme par le pope, et celui-ci se conforme au calendrier rituel de l’église, écheveau dense de saints, de liturgies, de cérémonies, de rites se succédant plus ou moins rapidement : « la présence du pope n’est sûrement pas étrangère à la conviction (...) que sacrifier un animal en l’honneur d’un saint est faire œuvre de bons chrétiens » (Georgoudi, 1979 : 290-291).

Notes
372.

Du point de vue chrétien, il y a une insistance particulière sur le fait que la mise à mort des animaux ne doit pas être rapportée à un acte de dévotion ou de piété. Le rapport à la nourriture est à examiner : l’usage conforme est le carême, le respect des interdits et le non-sacrifice des animaux. Seul l’agneau pascal est censé représenter la Pâque du Christ, mais il n’est pas une obligation, et ne peut servir de sacrifice stricto sensu, car son sens et son usage ont déjà été « consommés », mais plutôt de métaphore du sacrifice christique. C’est une commémoration, et il n’est d’ailleurs pas considéré comme un kourban : c’est par contre l’agneau de la saint-Georges qui est le kourban par excellence pour les Chrétiens orthodoxes.

373.

Le régime alimentaire suit des rythmes saisonniers plus ou moins ritualisés : « on égorgeait des moutons pour le mariage, pour les funérailles, pour les fiançailles ou les fêtes ; un verrat pour Noël ; un agnelet ou un agneau pour Guerguiovden ; un poulet à Petrovden ; des oiseaux lors des banquets, pour la rupture du carême, lors des repas d’entrée et de sortie de carême. On offre du poisson, lorsqu’il y en a ou spécialement pour le carême. De mars à Guerguiovden, on ne mange rien de “jeune” – provenant d’un jeune animal. Durant cette période, en cas de rupture du carême, on égorge une poule ou un canard. Après Guerguiovden, on peut proposer de l’agneau, des moutons, des oies, des dindes. Les bovins étaient abattus au plus tard à l’automne et en hiver » (Gavrilova, 1999 : 90).

374.

D’autres objets existent pour être conservés, maintenus, gardés : icônes, lampes à huile, fioles d’eau bénite, que l’on peut garder d’une année sur l’autre, et surtout l’huile sainte (maslosvet) qui revêt un caractère sacral particulier. Cette huile n’est pas utilisée dans n’importe quelles conditions ni n’importe comment : son champ d’application est plus restreint que celui de l’eau bénite, qui est quasiment de toutes les occasions liturgiques et rituelles, mais son pouvoir est augmenté du fait qu’elle soit conçue (et sanctifiée) pour des occurrences déterminées (extrême-onction, maladies, bénédictions spéciales).