Consommer ou échanger ? manger ou garder ?

Le kourban est ainsi objet rituel et pratique sociale dans un contexte bien circonscrit, et ses différentes phases, notamment l’échange proprement dit et la commensalité qui indiquent l’accomplissement du sacrifice, doivent « tenir » dans des limites rituelles spécifiques. Cela suppose que l’on construit en quelque sorte ce qui servira à accueillir l’échange en question : un espace-temps rituel dans lequel on pénètre et duquel on sort, même si nous avons vu que ses limites ne sont pas fermes et claires, mais mouvantes et variables en intensité.

L’hospitalité et la consommation du kourban font partie intégrante de la démarche pieuse : ce qui est réservé à la table festive doit être, en principe, consommé le jour même. Nous avons déjà insisté sur le fait que le kourban ne se résume pas au sacrifice comme moment isolé, mais s’inscrit dans une économie rituelle générale. Plus précisément, on peut considérer que l’un des aspects fondamentaux de la ritualité est de réunir dans un espace-temps négocié un certain nombre d’obligations et de prescriptions : il faut y donner et y prendre.

Mais on trouve par ailleurs des preuves du jeu possible autour de ces prescriptions : alors que les musulmans insistent sur le fait que le Coran interdit en principe de garder des chairs ou du repas sacrificiels, il n’est pas rare que des familles échelonnent la consommation de ces produits du sacrifice, en fonction de différentes échéances (consommation immédiate, offrande, conservation) : « depuis quelques années, la conservation de la viande du kourban est pratique courante, et on peut ainsi en manger jusqu’au prochain Kourban Baïram » (Blagoev, 1996 : 81) 375 . Faut-il y voir l’indice d’une forte interpénétration de la pratique religieuse et de la pratique domestique, l’une et l’autre se recoupant ? On serait d’autant plus tenté de le penser que le Kourban Baïram est avant tout une célébration de l’unité familiale.

Le fait de conserver une partie de la viande n’enlève pas à sa sacralité, la chair sacrificielle s’intégrant alors dans une économie domestique d’ensemble. Aux produits carnés consommés dans le giron familial à l’occasion du kourban et à ceux qui sont directement offerts en guise de charité ou de signe de reconnaissance (amitié, voisinage...), il faut donc ajouter la catégorie des aliments de garde. Le kourban est alors inscrit dans une temporalité élargie par sa consommation tout au long de l’année, comme dans le cas des communautés libanaises prolongeant sur le long terme l’occasion rituelle initiale (Kanafani-Zahar, 1999a) 376 .

Le fait qu’« on ne peut pas conserver le kourban, il faut tout manger » indique le statut spécifique de la nourriture sacrificielle, et la distingue des nourritures à caractère non sacrificiel. La mise à mort du cochon s’inscrit quant à elle dans une économie domestique planifiée, avec sa propre temporalité. Si l’agneau est associé aux kourbani de printemps, le cochon est en quelque sorte une bête, ou une viande « toutes saisons », consommée toute l’année sous différentes formes. Comme si la consommation licite du cochon sans prescriptions de dates ou d’occasions, en regard des cadres rituels du kourban, supposait une distinction tacite entre « bête à tuer » et « bête à sacrifier ». La coexistence des deux animaux dans le régime alimentaire chrétien, se fonde en partie sur une distinction entre « chair communielle », dont on doit tout consommer dans l’espace-temps du sacrifice, et « chair nutritionnelle », dont on échelonne les usages.

Différentes économies bouchères, culinaires et alimentaires permettent ainsi de distinguer le sacrifice de l’abattage, sans pour autant que la démarcation entre l’un et l’autre soit toujours ferme et établie : on vient de voir qu’il arrive qu’une partie du kourban soit réservée pour la confection de conserves ou mets de garde qui ressurgiront sur la table au cours de l’année. Dans ce cas, la lisière entre espace-temps rituel et temporalité saisonnière est en quelque sorte franchie.

Ces perceptions différenciées de la temporalité sacrificielle et communielle appellent aussi des critères socioéconomiques, notamment la distinction entre contextes urbain et rural, qui suppose une gestion différente de la maisonnée, ses productions et habitudes alimentaires. En Bulgarie, il y a une véritable culture de la cave ou de la remise (mazeto) qui se manifeste par une gestion saisonnière des réserves alimentaires de la famille. Lorsque le kourban fait l’objet d’une telle gestion (Blagoev, 1996), le sacrifice s’insère dans des pratiques domestiques qui dépassent, ou plutôt englobent, le cadre de l’épisode rituel initial. L’événement rituel s’inscrit dans une économie temporelle globale.

Notes
375.

« D’après Salama-ben-El-Akoua‘, le Prophète a dit : “que ceux d’entre vous qui ont fait le sacrifice rituel n’aient plus dans leur habitation rien de la chair des victimes le matin du quatrième jour.” L’année suivante on demanda à l’Envoyé de Dieu si l’on devait faire comme l’année précédente. “Mangez, leur dit-il, donnez à manger et faites des provisions, car l’année a été dure pour le peuple et je désire que vous veniez en aide cette année (aux pauvres)” », suivi de « Aïcha a dit : “nous salions une partie des chairs des victimes et nous la portions au Prophète à Médine. “N’en mangez que pendant trois jours”, nous dit-il. Ce n’était pas une prohibition de sa part, mais il voulait, si je ne me trompe, s’en servir pour nourrir les pauvres » (El Bokhâri, 1914 : 32).

376.

Les pratiques de gavage et d’abattage du mouton au Liban, inscrites dans le moyen terme de l’année (Kanafani-Zahar, 1999a, 1999b), sont en cela comparables à l’abattage du cochon dans les communautés villageoises européennes (Fabre-Vassas, 1994 ; Verdier, 1990). Une distinction subsiste quant au caractère sacrificiel de la mise à mort : parce qu’il y a sacrifice lorsque la mise à mort est explicitement votive et enserrée dans une trame religieuse, l’abattage du cochon n’est pas sacrificiel. Du point de vue musulman, toute mise à mort est rituelle, quelles que soient les modalités alimentaires (consommer ou garder, échanger ou conserver). Ce qui n’empêche pas que le sacrifice, à la différence de l’abattage rituel, comporte des obligations particulières telles que la charité et l’hospitalité.