Entre intimisation et socialisation

La pratique du kourban peut-elle se concevoir comme une articulation de différents ordres : depuis l’ordre domestique au sens large du « chez-nous », qui inclut la famille, la maisonnée, et se trouve situé dans le quartier, le village, la communauté religieuse jusqu’à l’ordre public et enfin la nature et le monde comme cosmos ? L’idée n’est certes pas nouvelle, qui consiste à voir dans le rituel un travail de liaison entre microcosme et macrocosme, ordres culturel, naturel et surnaturel, « maison, corps, cosmos » (Eliade, 1994 : 197), comme si le rituel pouvait mobiliser autant d’espaces imbriqués comme des poupées russes.

Nous avons déjà questionné la tendance à voir dans le rituel un hologramme du social, qui le contiendrait tout entier, car il nous semble que cette tendance se nourrit d’une conception figée de la société comme totalité composée d’un ensemble de forces en équilibre. Or le rituel ne traite pas de la fixité, mais du changement. Ainsi, nous ne pensons pas que le rituel « nourrit l’illusion qu’il est possible (…) de refaire du continu à partir du discontinu » (Lévi-Strauss, cité par Smith, 1991 : 631) : en la matière, il n’y a pas d’« illusion », qui serait opposée à une « vérité », mais un travail de formulation, ce que nous désignerons par la fiction rituelle, incluant tout autant l’idée de fabrication et de négociation que d’imagination. Le rituel fabrique une version acceptable d’une réalité mouvante : sa nécessaire réitération est la preuve que cette version est elle-même temporaire.

Ainsi du discours de la propriété qui est tenu au travers de la pratique sacrificielle : l’affirmation de la possession trouve paradoxalement son point culminant dans la dépossession par le don et l’immolation. Pratiqué dans l’ordre familial ou villageois, représenté par les deux espaces du foyer et du sanctuaire, le kourban implique l’offrande d’animaux dont on est ou se rend propriétaire et une commensalité scellant l’unité du groupe. Il vise à établir une relation entre cette conception élargie du monde domestique, le monde social et l’univers comme création divine : une relation maîtrisée, un « domaine » (au sens proprement domanial) au sein duquel se déroule une « économie ».

Sous cet angle, le sacrifice est la catégorie rituelle qui permet, au sein de cet espace relationnel, de maîtriser la mort animale, qui est véritablement l’envers de la vie dans le cas des Saracatsanis/Karakatchanes pour lesquels l’animal était littéralement le centre du mode de vie traditionnel, et toute la vie du groupe (Campbell, 1964). Il semble que dans des communautés pastorales où l’animal domestique synthétise et symbolise les valeurs du groupe, où le groupe comme entité non seulement économique mais morale dépend étroitement de l’animal, la mise à mort est elle-même une question économique et morale : le sacrifice donne la mesure de la valeur de l’animal et de l’animal comme valeur (Bonte, 1995).

Le lien entre la victime et son sacrifiant apparaît dans les cas où les gens s’interdisent de manger du kourbani, qu’ils offrent aux étrangers, sous peine de tomber malades et de mourir (Loukatos, 1964). Les interdits sur la nourriture touchent alors ce qui provient de la maison, dont la consommation confinerait à l’anthropophagie (un motif par ailleurs fréquent dans les traditions grecques, Xanthakou, 1988, 1993). La charge symbolique dont est créditée l’offrande alimentaire dépend du contexte de l’intention sacrificielle ou oblative : l’ingestion « endofamiliale » de la nourriture peut tout aussi bien être sanctionnée par un interdit que rendue nécessaire par une prescription.

Mais le plus souvent, l’extériorisation du produit du sacrifice est une des phases nécessaires du rituel, qui conjure le danger de la clôture sur soi. Oscillant entre intimisation et socialisation, socialisant le produit domestique tout en domestiquant l’agir collectif (ce que montrent l’échange et le croisement des kourbani privés et publics, que nous développerons plus loin), simultanément appropriation et dépossession par le jeu des échanges et des dons, le rituel met en tension l’ordre privé et l’ordre public.

Le rapport à la nourriture est double : à la fois production domestique, symbole du foyer, de la famille, et produit collectif, bien commun. Dans les usages rituels qui en sont fait, la nourriture est un intermédiaire, grâce auquel on établit des liens et on marque des distances : elle traduit les marques d’inter-reconnaissance qui ont cours entre individus, à l’intérieur d’un groupe, et entre différents groupes. Les rituels d’invitation aux noces comprennent de multiples exemples alimentaires : dans la chanson klephtique « Zidros marie son fils » collectée par Fauriel, la « klephterie » et les « primautés » invitées au mariage amènent des béliers vivants en présent pour les familles des mariés.

L’usage semble répandu : « le plus souvent, c’est un bélier ou un agneau vivants, parés de rubans et de grelots, ou simplement un quartier d’agneau ou de mouton, destiné à faire partie de la chère du banquet nuptial » (Loukatos, 1964). L’offrande en nourriture joue un rôle de premier plan dans les cérémonies nuptiales, souvent sous forme d’« un grand panier contenant des aliments (de la viande, du vin, du riz, des oignons, etc.) et toujours un grand pain préparé spécialement, orné de basilic et appelé proventa. Les plus riches peuvent envoyer un agneau entier » (p.166). Selon une observation effectuée en 1960 par le même Loukatos dans la région de Kozani, lorsque l’on invite, on offre du vin aux hommes et une pomme aux femmes, l’un et l’autre aliment ayant par ailleurs des vertus fertilisantes et fécondantes 377 .

Notes
377.

Les découpages sexuels des objets alimentaires puisent toujours plus ou moins dans des productions symboliques consensuelles, qui attribuent à tel objet une valeur symbolique à peu près stable, sur laquelle il n’y a en somme pas, le plus souvent, à revenir. Cela n’empêche pas pour autant les improvisations symboliques : bien au contraire, ces improvisations sont l’une des fonctions du symbole, qui sous ses airs d’autorité, sert en définitive à réarticuler perpétuellement un sens spécifiquement adapté à des expériences vécues. Comme une « couleur primaire » destinée à s’associer avec d’autres teintes, le symbole ne vaut que par ses « usages secondaires » ou « transformés », sa malléabilité, sa capacité de se fondre dans un tableau, de se dissoudre dans les mélanges qui l’emploient.