2) De l’église à la maison, de la maison à l’église

Entre public et privé

Nous avons déjà suggéré que le kourban se présente comme un intermédiaire entre l’ordre domestique et l’ordre religieux. Ainsi, lors d’un même kourban consacré à un saint donné, il y a en même temps une mise en commun des offrandes privées et une « privatisation » des produits rituels publics, collectifs. D’une part, chaque kourban individuel est destiné à être partagé : on mange parfois dans le même plat (Blagoev, 2004 : 230) ; d’autre part, on redistribue le kourban collectif à chacun, qui va souvent en manger une partie sur place et en emmener chez soi. Nous avons d’ailleurs vu que dans les pratiques familiales, il est fréquent de trouver l’interdit de manger de son propre kourban : comme si la nourriture rituelle était précisément en vue de son partage.

La plupart du temps, on distingue deux usages du kourban, l’un collectif (obcht) et l’autre privatif ou plutôt personnel (litchniat) : dans le kourban collectif, c’est une communauté locale qui officie. L’espace et le temps du kourban correspondent à des marquages communs, identifiés (église, fête patronale), les participants partagent des liens sociaux allant de l’interconnaissance à la simple co-présence. Le kourban personnel prend sens au sein de l’unité familiale, et souvent comme une promesse concernant l’un des membres de la famille. Il s’effectue en général à la maison, qui constitue ce jour-là un espace rituel et un lieu d’hospitalité que fréquentent les parents et amis.

La pratique du kourban, la manière dont il est décidé, son organisation, sa procédure, sa consommation, varient selon les critères du « public » ou du « privé ». Il est fréquent, traitant de rites et rituels, de distinguer « entre comportements symboliques privés ou publics. Les premiers vont avoir une signification affective, les seconds une signification sociale » (Ségalen : 88). En fait, la distinction n’est pas nette : c’est plutôt la manière dont ces deux genres de kourban renvoient l’un à l’autre qui retient l’attention. Les critères qui permettent de ranger tel kourban dans la catégorie des actes collectifs ou dans celle des actes privatifs ne sont pas figés.

Ainsi, pour un membre du nastoïatelstvo (conseil d’église) de l’église sveta troïtza de Bansko, les kourbani de mahala (quartier) sont plutôt « privés », car l’église n’y participe que pour la bénédiction du sel, de l’eau (vodosvet – eau bénite, que l’on verse dans les chaudrons), des animaux et des chaudrons : le prêtre se déplace pour effectuer ces rites. L’argument avancé est significatif : bien que le rituel et le repas commun se déroulent dans l’espace du quartier, espace d’interconnaissance et de vis-à-vis, et qu’il ne concerne pas seulement une famille mais les habitants, autrement dit bien qu’il soit public de ce point de vue, il est aussi privé parce qu’il ne touche pas toute la communauté, et parce qu’il se situe hors du champ spatial de l’église proprement dite. Peut-on alors toujours distinguer « entre comportements symboliques privés ou publics » ?

Qu’il s’agisse de l’investissement rituel des acteurs, de l’apport des dons personnels au sacrifice collectif, de la circulation des kourbani, des rapports qui se nouent entre la maison et l’église, l’intrication des dimensions privées et publiques, affectives et sociales semble l’un des ressorts autant qu’un des effets du rituel. Lors d’un praznik (fête religieuse), il est fréquent que les kourbani privés et collectifs se rencontrent et s’échangent ; plus largement, les actes votifs et oblatifs se croisent, se répondent, se multiplient et, d’un certain point de vue, un kourban consiste en cette rencontre d’intentions et d’actions rituelles différentes. C’est alors dans les interactions entre plusieurs ritualités concomittantes que la distinction s’affine ou se donne à lire en même temps qu’elle s’éprouve, plutôt que dans des registres séparés et séparateurs qui désigneraient ce qui est privé et ce qui est public.

Un grand kourban constitue un espace-temps rituel spécifique, lors duquel la participation collective, le « rassemblement des lignages » (otetz Kostadin, village de Maritza), la convergence des promesses individuelles et collectives sont fondamentaux. La circulation et le regroupement des kourbani se fait dans l’espace cultuel que forment l’église, la chapelle, l’obrok, le monastère et leurs environs, un espace mixte qui accueille des démarches votives tant individuelles que collectives. Il semble ainsi difficile d’isoler purement et simplement ce qui serait le kourban collectif de ce qui serait le kourban personnel : à l’échelle du village ou du quartier, les deux s’articulent sans se confondre. La convergence de l’ordre local et de la dimension domestique se manifeste également par l’entretien d’une intimité ou d’une familiarité avec les saints locaux, « nos saints », comme dans l’exemple des relations de parenté entre les icônes de Sveta Bogoroditza d’Asénovgrad et de Batchkovo : le lien local est formulé en termes de lien familial.

Un kourban n’est pas seulement un rite spécifique, mais un ensemble de promesses qui se superposent et se réalisent mutuellement dans leurs interactions le jour du kourban. Cet échange a généralement lieu dans l’espace commun où se déroule le kourban collectif auquel viennent s’ajouter les kourbani privés : le kourban trouve son unité dans cette convergence qui va de la maison à l’église et de l’église à la maison. Dans sa dimension familiale, le kourban concerne l’unité domestique non seulement comme microcosme, impliquant la famille nucléaire et ses différents membres, mais la maisonnée et ce qui la compose, par exemple les animaux offerts en kourban. Cette maisonnée est par ailleurs située dans un environnement social que constituent la famille élargie, les amis, les voisins, dans une communauté comportant des relations de voisinage, des espaces publics, une église, etc.

L’église constitue quant à elle le point de convergence par excellence de la communauté : on s’y rend à l’office, mais aussi pour faire bénir les animaux, ou pour porter une partie du repas sacrificiel qui sera offerte et dégustée en commun. Outre les animaux promis à titre privé pour qu’ils soient égorgés, on apporte lors des grands kourbani une bouteille d’huile de cuisine, des légumes frais ou en conserve, qui seront ajoutés à la préparation ; les comités chargés de l’organisation comptent en général beaucoup sur ces dons. L’acte d’apporter de son kourban personnel au kourban du village, comme cela est souvent le cas, les dons multiples qui s’ajoutent à la préparation collective, résument l’une des dimensions les plus attachantes de cette manifestation : le plaisir que l’on prend à faire coïncider l’individu, la famille et le groupe villageois.