Entre l’universel religieux et le singulier rituel : manger à l’église

Les relations entre maison et église sont donc à travailler tout particulièrement en ce qui concerne les offrandes et les sacrifices : qu’amène-t-on de chez soi à l’église, que ramène-t-on de l’église à la maison, quelles formes prend la circulation de biens, de symboles, de mots, de personnes entre la maison de Dieu et la maison des hommes ? La grande majorité des kourbani collectifs se déroulent dans l’enceinte de l’église du village. Le choix de ce lieu tient autant à des motifs institutionnels et religieux, qu’à une question de place et de moyens : en effet, l’enceinte de l’église dispose d’installations prévues pour le kourban (auvents, crochets, fontaine), et constitue un lieu de rassemblement commode, situé au cœur du village ; d’autre part, la proximité du lieu de la liturgie est importante pour la réalisation du rituel.

Que l’on parle de la communion, axe central de la dévotion, ou des multiples rites alimentaires qui ponctuent les célébrations religieuses (kolivo, kourban, ingestion d’eau bénite, etc.), l’église est un lieu où l’on mange ensemble. Cette dimension accroît le sentiment d’une église-maison, un foyer dans lequel se déroulent un grand nombre d’actes qui redoublent l’ordre du quotidien sous toutes ses formes : manger, habiter, entretenir les lieux de vie, bâtir des relations personnelles ou au contraire chercher une intimité, acheter ou vendre, donner ou prendre, etc. Mais il semble que les identités comme les corps et les statuts sociaux oscillent entre la particularisation en tant qu’acteurs dotés d’une histoire et d’une personnalité sociale propre (venant par exemple avec un kourban personnel) et l’indistinction relative comme membres de la communauté de foi lors de la liturgie.

La religion a une fonction universalisante, qui se manifeste par un gommage ou une atténuation ponctuelles des particularités individuelles (sexe, âge, fonction sociale, origine ethnique, etc.), dans des temps et des espaces déterminés qui marquent l’appartenance à l’église comme corps unifié et spiritualisé. Le temps de la liturgie, hommes et femmes, vieux et jeunes, riches et pauvres, agissent et se meuvent de concert, selon des règles, des valeurs et des aspirations communes : les particularismes s’estompent ponctuellement au profit d’un sujet unique : le croyant appelé au salut.

L’alimentation s’y retrouve de la même manière unifiée et universalisée, sous la forme de l’hostie, la nourriture sacralisée, elle-même spiritualisée, aseptisée, dénuée des attributs sensoriels de la nourriture « profane » que sont le goût, la couleur, l’odeur, en quelque sorte asexuée et allégée des lourdeurs de la chair (sous toutes ses acceptions, y compris sexuellement). En comparaison de l’hostie, le kourban correspond à une recette, il est réalisé par un maïstor ou la maîtresse de maison, il est offert avec une intention et possède une histoire. Le kourban comme le kolivo constituent une personnalisation et une communalisation de l’offrande alimentaire.

La préparation et la consommation de nourriture dans l’enceinte du temple varient ainsi de l’universel au particulier : en un même espace-temps rituel, entre le kourban, le kolivo, l’hostie, on peut observer différentes prestations rituelles et leurs interactions. Si ces différentes nourritures sanctifiées n’ont pas la même identité ni le même type d’efficace rituelle, elles relèvent aussi de contextes, de lieux de préparation et d’ingestion, de modes d’échange et de commensalité différents. Aux différents degrés de sacralité des espaces répondent les différents degrés de sacralité des actes alimentaires qui y sont accomplis. Si l’on part de l’idée que certains objets ne sont pas soumis à l’échange car sacrés – « les choses qu’on garde sont très souvent “sacrées” » (Godelier, 1996 : 151) – on constate que ce qui s’échange (kourban) l’est dans des espaces communs, tandis que ce qui ne s’échange pas (hostie) relève de l’espace sacral proprement dit.

À chaque table sa nourriture et son mode de consommation : selon que l’on passe de la table terrestre à la table céleste, on sort de l’échange social pour entrer dans le don sacral. Plus on va vers l’autel, plus on semble aller vers un sujet religieux indifférencié, en quelque sorte dépouillé de ses attributs sociaux. Le kolivo, le kourban, sont consommés dans les lieux périphériques (le hall, la cour, l’aire qui entoure l’église) qui permettent la sociabilité, l’échange voire la festivité précisément parce qu’ils se situent entre le temple et l’espace profane, régulant les entrées et les sorties dans l’espace-temps rituel 378 .

Seule l’hostie est mangée dans l’église, vers l’autel, communément appelé la « table sainte » (hiera trapeza en grec). Table terrestre parallèle à la table céleste de la liturgie, le kourban occupe ainsi une position médiane. Il peut être appréhendé comme un objet rituel de liaison entre différents espaces oscillant de l’entre-soi à l’espace public. Comme le faisait remarquer un prêtre, « le kourban est un rassemblement des lignages (rodovete) mais on mange chez soi » (otetz Kostadin, prêtre du village de Maritza 379 ).

Notes
378.

Dans un autre contexte, à la mosquée, les pièces communes adjacentes à la salle de prière servent ainsi de lieu de réunion ; le « bureau » du hodja est un endroit où l’on prend le thé, le café, où l’on se retrouve pour discuter avant ou après la prière... Ces espaces contigus que sont le hall et la cour de l’église d’un côté, les pièces communes de la mosquée de l’autre, ont des statuts périliturgiques similaires, d’entrée et de sortie dans la sphère rituelle.

379.

Massif de Rila, entre Raduil et Dolna Bania.