L’intérieur et l’extérieur : la métaphore de l’espace domestique

Bon nombre d’échanges rituels s’accomplissent au sein des espaces périphériques de l’église en tant que bâtiment (le temple lui-même), que sont le jardin, les chapelles, les stations, le cimetière (on pourrait ajouter d’autres composantes du territoire religieux : monastères, lieux de pèlerinage ou de dévotion). Sur ce territoire s’organisent et se déroulent différents flux d’objets, de biens, d’argent, de personnes mais aussi de mots, d’actes symboliques, de pratiques, de discours.

L’espace religieux n’est donc pas indifférencié ou neutre : comme le montre le cas d’Asénovgrad et le déplacement du centre de gravité spirituel de telle chapelle à telle église en fonction des saints, des fêtes patronales, des kourbani, il s’agit d’un espace global à polarités multiples et à centralité variable 380 .Si l’église reste le lieu attitré des kourbani de village, il n’est pas rare qu’un kourban se déroule, dans le même village, à plusieurs endroits simultanés.

Ainsi, à Raduil, pour l’Ascension (23 mai 1996), outre le kourban principal du village, un kourban restreint a lieu à la même date à 6 ou 7 kilomètres en dehors du village, tandis que plusieurs kourbani privés avaient lieu chez des particuliers. On relèvera toutefois que les participants de ces différents kourbani sont tous, à un moment ou un autre, passés par l’église, lors de la célébration religieuse du matin, ou au cours du rassemblement de la fin d’après-midi coïncidant avec la distribution du kourban collectif. L’église constitue un carrefour dévotionnel et social autour duquel gravitent de multiples pratiques rituelles 381 .

En même temps que les grands kourbani, il arrive que quelques personnes fassent un kourban indépendant en petit comité dans l’un de ces sanctuaires ; de même, les prometteurs privés vont parfois manger sur le lieu dédié au saint qu’eux-mêmes honorent. À Raduil, après un kourban en petit comité, les organisatrices de celui-ci, principalement des veuves, se sont rendues au grand kourban, tandis que les « kourbanisants » privés, tout au long de la journée, venaient offrir à manger de leur repas à l’assistance.

Lors du rituel, les deux types d’espaces « d’appartenance » que constituent le temple et la maison sont pensés et pratiqués l’un par rapport à l’autre. C’est ce que montre la circulation des kourbani et des croyants : la veille ou le jour de la fête patronale, les animaux privés sont menés à l’église en vue d’une bénédiction, puis ramenés à la maison où l’on procède à l’égorgement et aux opérations de boucherie.

À Raduil, pour l’Ascension 382 (Spasovden), cette circulation des offrandes, qui réalise la conjonction entre promesses individuelles et collectives, prenait clairement la forme d’un échange de kourbani. En milieu d’après-midi, alors que le monde affluait en vue de la distribution du kourban préparé dans la cour de l’église, on pouvait observer un défilé de femmes portant de grands plats émaillés : dans chacun de ces plats, un agneau farci cuit au four (petcheno agne).

Sur les couvertures et les tapis sortis pour l’occasion, alors que se déroule la distribution du kourban collectif (obcht), chacun s’asseoit et commence à offrir à manger de ces kourbani personnels, goûtant ceux des autres ; des petits groupes se forment et se défont à mesure que l’on a mangé de tel plat et que l’on est appelé à manger des autres ; les fourchettes et les plats passent de mains en mains, ainsi que pains et brioches confectionnés pour l’occasion. Le tout ponctué de discussions, échanges de nouvelles, plaisanteries, mais aussi d’évocations de la promesse : « mange, c’est pour la santé », « celui-là, je le fais pour mon petit-fils qui est malade »... La kourban tchorba une fois distribuée, on continue à manger ainsi en commun, puis chacun repart peu à peu chez soi, avec les restes des kourbani privés et les portions de kourbani publics.

Lors du kourban, la cour de l’église sert ainsi d’espace de commensalité, à la fois contigu et décalé par rapport au temple proprement dit. Les frontières entre le privé et le public, l’intérieur et l’extérieur, le sacré et le profane, se déplacent et s’aménagent, témoignant, plus que d’ordres rigides, d’un entrelacement des espaces, un devenir-temple de la maison et un devenir-maison du temple. La cour de l’église constitue un lieu de consensus rituel : un espace de négociation et de réalisation des échanges religieux, de réceptacle des différents dons ou offrandes et de leur mise en relation.

Dans le topos religieux lui-même, aux deux opérations rituelles que sont la liturgie et le kourban semblent correspondre deux types d’espaces, l’intérieur (l’église, la chapelle) et l’extérieur (la cour, les espaces verts qui entourent le temple), entre lesquels une circulation s’établit, et auxquels sont associées des compétences spécifiques. Lors d’un kourban, la cour de l’église devient un lieu de « bricolage », de tâches collectives, de visite, de détente, tout comme la maison et sa cour ou son jardin.

Cet agencement entre intérieur et extérieur évoque par certains aspects la structuration de l’espace domestique : en milieu rural, les maisons sont dotées de jardins multifonctionnels, dans lesquels prennent place des tâches de la vie quotidienne telles que l’étendage du linge, le bricolage, le jardinage, des réparations diverses... C’est aussi là que des animaux divers vivent et meurent : lapins, poules, et petit bétail, tel que des moutons, des chèvres ou des porcs. Dans de nombreuses maisons, à certaines périodes de l’année (automne-hiver pour les cochons, printemps pour les agneaux), des animaux spécifiquement prévus à des fins d’abattage ou de sacrifice sont gardés et nourris dans le jardin et les petits enclos qui y sont aménagés. C’est souvent dans un coin de ce jardin que meurent les agneaux ou les moutons prévus en kourban au nom de la famille ou de l’un de ses membres.

A l’intérieur de la maison, une place privilégiée est également accordée à la cuisine, espace de sociabilité, de visite, de restauration, véritable interface entre la sphère domestique et le monde extérieur, où se trouve de surcroît l’icône de la maison. C’est le lieu de vie par définition, parfois le seul endroit de la maison chauffé en permanence, grâce au four ou au fourneau, et où il arrive que l’on dorme, notamment les personnes âgées. Si sa configuration et son usage varient, si toutes les maisons ne se ressemblent pas, si le mode d’occupation et d’utilisation de chaque pièce varie, il n’en reste pas moins que la cuisine est le pivot de la vie quotidienne de la maison, de sa vie sociale et des interactions avec le « monde extérieur ».

Notes
380.

Cet espace est occupé et mis en scène différemment, selon le type de rituel, l’étendue de la pratique, mais aussi l’imaginaire investi qui transcende ou réaménage les distances physiques et temporelles, selon les relations entre population pratiquante et clergé, ainsi que des caractéristiques propres à la vie religieuse locale (cultes locaux, familiaux, par groupe d’âges, par genre, dissidences éventuelles sur le plan religieux, conflits de personnes, d’orientations politiques, etc.).

381.

Raduil compte neuf sanctuaires, obrotzi ou chapelles, situés dans ou autour du village : Sveti Petâr (Pierre), Sveti Spas (l’Ascension), Ouspenié (l’Assomption), Rojdestvo (Nativité de Marie), Sveti Ilya (Elie), Sveti Gueorgui (Georges), Sveti Ioan Rilski (St Jean de Rila), Sveti Arhangel (archange Michel), Sveta troïtza (Trinité). Chaque sanctuaire bénéficie d’une source sacrée (aïazmo) celle de saint Elie est réputée bonne pour les yeux, et une villageoise m’a expliqué avoir guéri une migraine en se rinçant avec l’eau de l’aïazmo de sainte Petka.

382.

Observations effectuées le 23 mai 1996.