3) Don ou échange ?

Sortir du rituel, inclure dans le rituel

Les prestations d’échange et de don sont parties intégrantes de la réalisation du kourban, indiquant des modes de socialisation variables du rituel et de son produit. Un produit sur lequel s’opèrent des transactions, des rétributions : le prêtre en perçoit une portion ou de l’argent, les participants au kourban paient leur part, les donateurs privés dans un kourban collectif se voient remettre une tête... Ces prestations multiples s’opèrent dans des espaces et des contextes variables : église, maison, quartier, sanctuaire isolé, cadre festif marqué d’une profusion d’événements collectifs, ou moment clos d’une pratique privée. Ces opérations transitives constituent la dynamique du rituel. Or, il ne revient pas au même d’offrir à manger du repas sacrificiel sur les lieux du kourban collectif, dans un espace commun, ou à la maison à des invités, d’offrir la viande crue ou de distribuer la tchorba. La distinction entre le don et l’échange permet de saisir la variété des usages sociaux du kourban.

Lors du Kourban Baïram de Dolni Voden, un ou deux émissaires d’une famille rendent visite à leurs voisins « chrétiens » ou « bulgares » 383 et leur portent quelques livres de viande crue, débitée il y a peu. À charge de la famille récipiendaire d’utiliser l’offrande comme bon lui semble, dans une sorte de privatisation de l’objet du don qui veut que « chacun fait comme il l’entend ». De même, dans le kourban des Anasténaria, une partie du produit du sacrifice est offerte sous forme de chair crue, distribuée dans les maisons, et que chacun cuisinera en privé. La circulation des offrandes carnées suggère de prêter attention à ce qui du sacrifice, de ses produits et prestations sert à opérer de la proximité ou de la distance, du commun ou du distinct. Alors que le don de chair suit une logique circulatoire dans le voisinage, représentant le kourban et son donateur, les repas s’effectuent « entre soi ».

L’offrande de la chair crue constitue une forme de mise à distance du produit du sacrifice, en même temps qu’elle marque l’aménagement d’une distance entre donateur et donataire. C’est une chose de recevoir une offrande, c’en est une autre de manger à la même table : en donnant la viande, on ne partage pas le repas, on ne communie pas au sens strict. La distinction entre chair crue ou cuisinée recoupe la distinction entre cercles d’échange, comme dans cet exemple africain : « la cuisine rituelle oppose (...) la part crue réservée aux ancêtres et la part cuite réservée aux hommes (Lugbara) » (De Heusch, 1986 : 318). Offrir la viande crue (pourtant censée procéder im-médiatement du sacrifice 384 ) signifie bien plus nettement « tenir à distance » que le fait d’inviter à un repas qui, quant à lui, sanctionne une véritable coparticipation rituelle. En revanche, lorsqu’on apporte les plats tout prêts à l’église, c’est l’acte commensal, plus que la chair sacrificielle, qui compte.

Ainsi, offrande et hospitalité sont deux modes distincts de socialisation du rituel : si la chair crue est offerte conformément à la prescription, dans une forme de transaction religieuse formelle, le repas est réservé aux invités, aux proches, ceux vis-à-vis desquels on ne se sent pas en devoir de représentation. Comme on l’a vu, la distribution des chairs, un des éléments fondamentaux du sacrifice musulman, obéit à des règles précises : la victime doit être divisée en trois parts, une pour le sacrifiant et sa famille, une qui sera offerte aux amis, parents et voisins, une enfin réservée aux nécessiteux, envers lesquels le croyant a un devoir de charité. Ces trois niveaux consistent en différents ordres de proximité et de distance. Le dispositif social qui entoure les opérations de cuisine, de table, d’invitation, de commensalité, de festivité, est un indicateur de proximité entre ceux qui s’y adonnent de concert, tandis que la distribution du produit du sacrifice, si elle réalise une obligation religieuse, se présente sous la forme d’un échange formel et du maintien d’une « bonne » distance.

Autant qu’affirmer une relation, le don suppose de mettre à distance une partie du produit sacrificiel : cela nous conduit à réévaluer un certain nombre d’interprétations implicites du sacrifice comme modalité d’un don premier, pur, universel 385 , assimilé à une alliance, une communication. Le don en question consiste autant en une distanciation qu’en une interaction : d’un côté l’objet sacrificiel permet la relation, de l’autre il faut s’en défaire et de ce fait marquer la distance. Le don ne vise pas uniquement à créer du lien, contrairement à ce qui en est souvent pensé (Godbout, 1992 ; Caillé, 1998). Les formes de l’échange rituel participent en un sens du même travail de respect dans la distance que l’on a coutume de déceler derrière les notions, classiques dans le champ de l’anthropologie méditerranéenne, de l’honneur ou de l’hospitalité, et qui tournent toutes autour de la question de l’image de soi dans la relation à l’autre, et du maintien de l’intégrité de la personne, ou de sa représentation, dans cette relation.

L’offrande, son contexte et son moment, marquent tout autant l’écart entre le donateur et le donataire : ce dernier n’est pas un commensal, mais un acteur dans la chaîne des actions louables ou prescrites ; il est un élément du dispositif rituel, situé à sa périphérie. C’est par la sortie hors de la sphère du rituel d’une partie de son produit que s’accomplit le rituel comme opérateur de distinction. Donner le produit immédiat du sacrifice, c’est s’en défaire, sacrifier à l’obligation de donner, remplir la prescription. Le rituel et l’échange ne se résument pas aux dimensions fusionnelles ou inclusives, mais marquent nécessairement leurs propres limites : par le don, on se trouve à la marge du rituel, au moment où celui-ci se conclut en se dispersant. Le don est une mise à distance autant qu’une reconnaissance et la chair objet d’offrande peut tout autant être facteur de proximité que de distance. Le sacrifice s’avère apte à articuler l’échange et le don, en opérant simultanément une communication et une séparation, une mise à distance, en se situant entre personnalisation et dépersonnalisation.

L’exemple de Dolni Voden illustre le type d’échanges intercommunautaires effectués par le biais du kourban : au lieu de prendre pour acquis qu’elles témoigneraient d’une structure sociale spécifique, stable, immuable, les relations interconfessionnelles sont tout autant « imaginées » que les communautés elles-mêmes (Anderson, 1983). Elles prennent un tour concret dans des espaces limités et non institutionnels, fortement identifiables, maîtrisables et familiers : l’immeuble, le quartier, la famille en cas de mariage mixte, les relations d’amitié, plus rarement le village dans son ensemble 386 .

Lorsque les commensaux se réunissent pour la distribution du kourban, mettant en commun le résultat d’une pratique rituelle collective, ils éprouvent la spécificité de leur communauté villageoise ou confessionnelle. Lorsque le rituel prend place dans un environnement social caractérisé par la coexistence de plusieurs cultures religieuses, il sert à établir des ordres d’appartenance allant du plus au moins familier, au sein d’espaces communs tels que la maisonnée, le quartier, la ville ou le village, le monastère, etc.

Une conception du religieux comme lien social, qui négligerait la trame des relations locales, personnelles, contextuelles, ne permet pas d’appréhender que ce qui d’un côté se pense sous le signe du lien sert autant à marquer des signes distinctifs. La dimension agrégative même du rituel, comme fait social, ne se présente plus sous la seule espèce du lien, de la relation, mais tout autant de la distance, de la convention formelle. Le religieux comme fait social peut contredire le religieux comme structure symbolique : l’un et l’autre n’ont pas de signification prédéfinie mais s’informent et se négocient mutuellement dans la pratique.

Si le rituel élabore un sens commun, un consensus, il procure également un écart par rapport au quotidien : l’espace-temps rituel permet d’articuler ensemble des éléments contradictoires autant qu’il ménage des ruptures au sein d’un continuum. Ainsi, il est de coutume de dire qu’on ne marchande pas sur les prix des animaux, parce que c’est pour un kourban : payer le prix demandé est une manière de se situer dans une logique rituelle, de trancher avec l’ordinaire de la transaction marchande.

Notes
383.

Dans le discours courant, l’étiquette nationale est redoublée par l’identité religieuse.

384.

On a souvent tendance à considérer la viande crue, proche de son « origine » comme particulièrement chargée des effets du sacrifice : au Liban, le fait d’offrir la chair fraîche, directement découpée sur l’animal immolé, revêt une signification religieuse accrue, marquée par la proximité immédiate du sacrifice et du don (Kanafani-Zahar, 1999a).

385.

Mais aussi « pré-moderne », « pré-capitaliste » : Mauss appelait à revenir « à des mœurs de “dépense noble” » (Mauss, 1950 : 262), entendant par là des formes de redistribution par lesquelles « les sociétés (...), leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir et enfin, rendre » (p.278).

386.

Les donateurs du kourban de Dolni Voden expliquent que ces voisins leur offrent des œufs peints à Pâques, et d’autres prestations à caractère « socio-religieux ». En dehors de ces manifestations d’amitié et de respect, il n’y a pas au niveau local de relations réglementées ou manifestes entre les autorités religieuses : si le prêtre d’un côté, le hodja de l’autre, disent souvent se connaître, cela ne veut pas dire que des zones et des temps de dialogue existent et fonctionnent entre eux de manière formelle. Ils se connaissent au titre de membres d’une communauté élargie, le village ou la petite ville, sous l’angle du voisinage (ordre de connaissance qui ne doit rien au statut, mais à la reconnaissance d’une relation de proximité), et non pas sous celui de ce que l’on aurait tendance à nommer en France « l’appartenance à la société civile ».